sans dateDimanche 11 juin 2000. Hier soir était diffusée sur Canal Plus, en clair, l’émission que j’avais enregistrée lundi dernier avec Alain Finkielkraut, “L’Appartement”. La regarder m’a confirmé dans l’absolue nécessité de la retraite. Il ne faut pas participer à ces jeux-là, où l’on ne peut que perdre, et perdre encore.
Alain Finkielkraut ne doit pas en être très content non plus, j’imagine, bien qu’il y ait d’évidence le beau rôle, au moins par rapport à moi. La parole y est coupée de toutes les façons possibles, d’abord par les interruptions publicitaires, ensuite par des séquences comiques rapportées, des pitreries qui ne sont pas drôles du tout, mais qui ont le mérite de préciser le niveau.
L’appartement lui-même, celui où était enregistré l’émission, rue Cambon, aurait dû m’alerter. Il est affreux, et il abonde en art de la dernière catégorie. S’il y a une idée à laquelle je tiens, c’est à ce vieux paradoxe mien selon lequel l’esthétique, elle, ne ment pas. Elle disait clairement dans quel registre intellectuel allait se situer le débat, et j’aurais bien fait de l’écouter. Mais je ne pouvais guère me le permettre. Je ne pouvais guère refuser l’invitation qui m’était faite de m’exprimer enfin, je ne pouvais pas paraître fuir, ni m’afficher comme incapable de faire face, par mon absence. Je ne pouvais même pas me dérober aux pantomimes qui m’étaient imposées, comme ces ridicules séquences qu’il faut toujours tourner deux ou trois fois et où l’on vous voit arriver avec l’air le plus naturel possible, pousser la porte cochère, gravir l’escalier, sonner, subir un examen à travers un judas. Il a fallu en passer par tout cela, je ne regrette pas de l’avoir fait, serait-ce seulement parce que la preuve est faite, et plutôt deux fois qu’une, qu’un intellectuel, un écrivain, un artiste, n’a aucune espèce de chance de s’exprimer et de transmettre un message quelconque par ce canal — sinon celui de sa maladresse et de sa fondamentale, flatteuse, très honorable inadéquation.
Maître du montage, les journalistes et producteurs peuvent vous faire dire absolument ce qu’ils veulent, et bâtir de vous le personnage qui leur convient. Ils ne sont pas nécessairement de mauvaise foi. Je ne suis pas sûr que ceux-là avaient une active volonté de nuire. Mais ils n’avaient jamais entendu parler de moi, ils ne connaissaient rien de mes livres, je leur avais été plus ou moins imposé par Finkielkraut et à leurs yeux je ne méritais d’attention que dans la mesure où lui m’en accordait un peu, et où me désignait le hasard de l’actualité.
D’autre part il ne fallait pas non plus fatiguer le téléspectateur avec de trop grandes complexités. D’où la nécessité de lui présenter tout cuit un personnage simple, facile à comprendre, exempt de contradictions : celui d’une écrivain mineur à tendances droitières, moins criminel toutefois que n’avait bien voulu le dire la presse écrite.
Je dois dire que j’ai été dans l’admiration devant l’efficacité avec laquelle on me voyait tenir ce rôle. L’implacable montage permettait de ne me faire dire que des choses très simples, et en général très plates. Des inserts bien choisis — un ancien déporté faisant le tour des classes de collège, Jorg Haider galvanisant les foules en Autriche — offraient un ingénieux commentaire implicite à mes propos et à ceux d’Alain Finkielkraut.
J’avais trouvé décisif pour ma défense que Finkielkraut ait lu un passage de La Campagne de France, que j’avais totalement oublié, qu’il a découvert lui-même et que personne n’avait relevé, et pour cause : j’y exposais que je venais de voter, aux élections européennes de cette année-là, en faveur de la liste Pour Sarajevo, menée par le professeur Schwartzenberg et par... Bernard-Henri Lévy. Mais bien entendu cette séquence essentielle n’a pas été conservée au montage. Sans doute a-t-il été estimé qu’elle rendait tout le dossier inintelligible pour les téléspectateurs. Quoi, un antisémite, voter Lévy et Schwartzenberg ? Les deux termes de cette proposition ne sont pas compatibles. Et comme le premier est scientifiquement acquis, il faut que le deuxième soit passé sous silence.
Ma mère m’a trouvé très bien, pour une fois. Le personnage de vieux con réac et déplumé que l’on me faisait tenir, moins méchant qu’il n’en a l’air parce que plus bête, ne pouvait évidemment que la ravir. J’étais la dignité même, selon elle, par rapport à tous ces avachis débraillés qui nous recevaient Finkielkraut et moi. Mais Rémi Soulié, qui a déjà de notre société une vision bien sombre, a vu dans cette émission la preuve absolue que tout espoir était perdu, que le Mal régnait absolument, que l’Esprit n’avait plus sa place parmi nous et qu’à ses derniers thuriféraires il ne restait qu’à disparaître, disparaître, disparaître, regagner le silence et la nuit, travailler dans la retraite et l’invisibilité, sans aucun espoir de voir leur travail porter le moindre fruit, sauf bien sûr en eux-mêmes.
Je ne suis pas loin de lui donner raison.
Neuf heures et demie du soir. Très belle promenade tardive, dont nous rentrons à l’instant. Le soleil était resté caché toute la journée, et il n’a daigné se montrer que pour se coucher, en un apparaître-disparaître éminemment heideggerien. Tout le grand soir d’été était le langage même, si celui-ci n’est autre, ainsi qu’on l’enseignait à Fribourg, que « la venue irradiante-celante de l’être lui-même à la présence ».
Irradiante-celante, irradiante-celante : c’est l’arrivée des premiers exemplaire de Nightsound, ces jours-ci, qui m’a remis cette belle définition à la mémoire.
Nous sommes allés sur les pentes qui ferment en face de Plieux “la grande plaine de l’Ouest”, c’est-à-dire la vallée de l’Aurroue. La campagne déborde d’elle-même, en cette saison. Elle ploie en bon ordre sous l’opulence biblique de la sève. Nous nous sommes assis un moment au milieu d’un chemin, parmi les cinq chiens qui jouaient. Le long crépuscule s’amusait aussi, à dévoiler et voiler ces murs où je suis à présent rendu et qui de là-bas apparaissaient tour à tour comme le repaire de l’ombre puis le dernier refuge de la lumière — et la pierre grise était blanche, alors, d’une blancheur éclatante au-dessus des bois noirs, parmi le paysage éteint ; puis un seul coup de vent, et ce sont les prairies qui sont rendues au jour, la rivière, les fermes, les moissons à venir.
Un homme qui tondait les fossés a regardé un moment ce que nous regardions, à nos côtés. Il nous a dit qu’il habitait sur cette colline, et que Plieux, son clocher, sa tour, lui étaient “un mont Saint-Michel”, certains jours, quand ils émergeaient seuls d’une mer de nuages, allongée sur la plaine.
Et la faux du regard sur tout l’avoir menée, pensais-je. Non que m’appartînt grand-chose, dans ce paysage livré à la musique étale d’un beau soir. Mais le grand ordre à la Poussin que témoignaient les cultures hautes, d’un bout à l’autre du panorama, tout alentour de mon branlant manoir, suggérait un vaste domaine sagement administré par les dieux et les hommes, une haute gestion tranquille de l’espace. La destruction n’est pas ma Béatrice, à moi, même si elle a été celle de tout un siècle. Et la tentation est forte, à des heures pareilles, grandes heures bien posées sur une large assise, de renouer par-dessus les doutes, les éclatements, les ruines, les soupçons, les charniers, avec le grand rêve virgilien d’un art qui croirait en lui-même, en la terre, en la ville, en l’homme dans ses travaux et dans ses jours.
J’aime que Saint-John Perse ait été à peu près seul à maintenir, contre la passion de la destruction, de la dislocation, de la déconstruction, le lien de la poésie, avec le faire de l’homme, avec ses cultures, ses accomplissements, ses lois — l’homme en faveur dans les conseils, celui qui nomme les fontaines, qui fait un don de sièges sous les arbres, de laines teintes pour les sages...
voir l’entrée du dimanche 11 juin 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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