sans dateParis, front de Seine, mercredi 28 juin 2000, onze heures du matin. Excellent voyage en voiture, hier, seul, à écouter un coffret que m’avait envoyé... France Culture, il y a déjà une certain temps, et qui contient quatre disques compacts d’archives sonores de l’INA, enregistrement d’une série d’émissions de Christine Goémé sur Barthes, Les Saveurs du savoir.
Première surprise, sur qui tombe-je-t’y pas parmi les intervenants, but sur moi, alors que j’avais totalement oublié ma participation à cette série d’émissions. Je deviens gâteux. Même maintenant, après m’être entendu, je n’ai pas le moindre souvenir de l’enregistrement. Où a-t-il eu lieu ? À Plieux ? Chez moi à Paris quand j’y habitais encore ? À la Maison de la Radio ? Total blank.
Autre exemple de mes curieuses pertes de mémoire, Éric Marty, qu’on entend d’ailleurs, lui aussi, dans le coffret Barthes, m’écrivait récemment qu’il était très ennuyé parce que le comité de rédaction de la revue Genesis, dont il fait partie, était très divisé sur l’opportunité de publier un entretien que j’avais donné à cette revue... J’ai donné un entretien à Genesis, moi ? Première nouvelle. Et pourtant c’est bel et bien le cas, et la chose ne remonte pas à plusieurs années, comme l’enregistrement des émissions sur Barthes, mais à... cet hiver ! Ça va mal... D’autant qu’Éric Marty veut bien considérer que cet entretien est excellent. Il est très mécontent des fortes résistances à le publier, de la part de ses collègues du comité de rédaction, qui sans doute ne veulent pas sembler cautionner un fasciste antisémite.
Très mécontent moi-même, j’ai failli écrire à Marty que, dans ces conditions, c’est moi qui m’opposais à la publication. Mais ce serait là insuffisamment d’absence, et faillir à mon parti de disparition. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent. Ça ne me regarde pas.
Autre confusion, je donne depuis des années comme une citation de... Joseph de Pesquidoux (!) l’expression saison royale de ce pays, à propos de l’automne en Gascogne. Or elle est de Barthes, dans son beau texte écrit pour L’Humanité sur La Lumière du Sud-Ouest. Et plus exactement c’est de saison souveraine que parle Barthes.
Autre surprise, il se donne expressément comme Gascon. Je suis toujours à la recherche de grands écrivains gascons. Inutile de chercher bien loin : Roland Barthes.
Il précise toutefois que sa famille paternelle s’était établie à Bayonne au XIXe siècle mais qu’auparavant elle était de Saint-Félix-de-Lauragais (qui s’appelait Saint-Félix je ne sais quoi, à l’époque). Nous appartenons exactement à la même catégorie sociale : ses ancêtres ont été pendant des siècles notaires à Saint-Félix ; les miens (si tant est que je sois bien un Camus), c’était à Saint-Gervais d’Auvergne, dans les Combrailles.
L’anthologie comporte un long entretien avec Sollers, à propos du Sollers écrivain qui fut l’un des tout derniers et peut-être le dernier des livres publiés par Barthes de son vivant. Je me souviens que Barthes était d’une loyauté absolue à l’égard de Sollers et ne donnait aucun écho aux critiques, alors bien légères, qu’on pouvait formuler à son égard.
Ces critiques, bien sûr, seraient aujourd’hui moins légères. Il me faut me demander sans cesse si l’évolution de mon jugement global sur Sollers n’est pas exagérément influencée par son attitude extrêmement agressive à mon égard. Que ce soit la guerre entre nous — une guerre où les forces sont infiniment disproportionnées, il va sans dire — ne devrait pas m’entraîner à accentuer d’un iota mon opposition à son œuvre et à sa personne. Cette opposition, d’un autre côté, est bien antérieure à la situation actuelle. Et l’opposition de Sollers à mon œuvre (qu’il connaît certainement très mal) et à ma personne serait certainement moins vive si j’avais manifesté depuis des années plus d’admiration et de sympathie pour les siennes. Il faut moins que jamais négliger le rôle du narcissisme et de ses blessures dans l’étude de la formation des opinions, y compris, il va sans dire, des miennes. Toujours est-il que le rôle capital que joue Sollers dans la campagne actuelle contre moi à l’avantage de me libérer de toute réserve à tenir à son endroit — même si de cette réserve je m’étais déjà sérieusement affranchi par le passé, comme de beaucoup d’autres.
Ce qu’il dit à propos de Barthes et de lui donne comme toujours une impression d’intelligence, qui tient surtout, peut-être, à son incroyable aplomb. Il parle comme le ferait un homme très intelligent, et même plus qu’intelligent. Il tient à merveille l’emploi du grand écrivain. Et telle est sa force de persuasion qu’on se convainc soi-même qu’on est en train d’entendre un grand écrivain tenir des propos de la plus haute intelligence. Dès lors, on ne s’étonne pas de ne pas tout comprendre. Au contraire, les enchaînements qui nous échappent, les zones d’obscurité du raisonnement, les formidables accélérations des syllogismes, tous les “comme par hasard” et les “hein hein hein hein”, nous versons tout cela à son crédit — jusqu’à ce qu’un doute nous vienne (grandement favorisé par la rancune, sans aucun doute, dans mon cas) : comment se fait-il que de ces propos on ne retienne rien ? Comment se fait-il qu’ils soient si peu nourrissants ? Comment est-il possible que notre vie en soit à ce degré inaffectée ?
Lorsque c’est Barthes qui parle, tout nous est matière à réflexion, à connexions, à songeries enrichissantes. Lorsque c’est Sollers nous sommes, après qu’il s’est tu, dans la même attente qu’avant — comme si cette parole n’avait aucune substance : un pur effet d’esbroufe.
Dix heures du soir. Riche journée, que je ne vais pas avoir le temps de relater en détail : déjeuner avec Alain Finkielkraut et Paul dans un restaurant italien de la rue Grégoire-de-Tours ; puis entrevue avec Me Bredin à son cabinet, rue du Faubourg Saint-Honoré.
Finkielkraut est tout à fait chaleureux et amical. Il poursuit sa lecture de mes livres, mais surtout celle de mes journaux, semble-t-il. Sa femme et lui y trouvent de nombreuses confirmations de l’absurdité de l’accusation d’antisémitisme à mon égard : par exemple, en 1991, je crois, mes prises de position au moment de l’affaire du carmel d’Auschwitz. En revanche, il continue de connaître très peu mes autres travaux. Contrairement aux assurances de Paul, il n’a toujours pas reçu le Discours de Flaran, qui est pourtant, à mon sens, une pièce essentielle du dossier.
Paul souhaiterait, je l’ai déjà noté, qu’il écrive un livre sur “l’affaire”. Il ne dit ni oui ni non. En fait, nous en avons assez peu parlé. Il est évident qu’il est troublé par la situation délicate où le placent à l’égard de ses amis ses prises de position en ma faveur, qu’on s’explique très mal autour de lui. Pour tâcher de se justifier auprès de son entourage, il essaie de me faire lire — non sans succès, précise-t-il gentiment. Ce qui le stupéfie (à qui le dit-il !), c’est à quel point on m’a peu lu, et lui le premier.
Nous sommes parfaitement d’accord sur un point — nous sommes à peu près d’accord sur presque tous les points, mais particulièrement sur celui-ci : toute cette affaire montre à quel point a pour ainsi dire disparu (lui dit : a complètement disparu) la perception littéraire du monde.
Une œuvre littéraire se trouve avoir à se justifier face à des analyses purement journalistiques — dialogue de sourds, et impossibilité pour elle et pour son auteur de se défendre : car ou bien ils le font dans les termes de l’adversaire, et en ce cas ils ne peuvent en aucune façon répondre de leur projet, dénaturé d’emblée ; ou bien ils s’en tiennent à leur propre langage, et alors ils n’ont aucune chance d’être entendus (sans compter qu’on les accuse de dérobade).
Je lui raconte à ce propos mes extraordinaires démêlés avec Alain Salles, à propos de ma phrase sur les discours dominants qui écrasent de la vérité, phrase que Salles voulait à tout prix me faire changer, « dans votre propre intérêt », disait-il, parce que à son avis, et à l’avis de plusieurs personnes autour de lui à la rédaction du Monde, insistait-il, elle était incompréhensible. Écarte un peu de vérité, c’est ça que vous voulez dire ? Non : écrase de la vérité. Et Salles de m’appeler trois fois pour tâcher de me faire renoncer à cette tournure — à quoi je m’étais fermement refusé.
Peut-être est-on là en effet au cœur du débat. Ce qui est en jeu, c’est bel et bien la conception littéraire de l’expression et du monde, qui n’est plus reçue par personne — en tout cas dans la société journalistique. Et personne ne s’imagine que j’en puisse être le représentant, puisque personne ne m’a lu.
voir l’entrée du mercredi 28 juin 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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