Corbeaux. Journal 2000

sans dateVendredi 30 juin 2000, onze heures du matin. Ce matin, au lever, j’étais assez abattu. Mais je viens de “perdre du temps” à déballer et à feuilleter la masse de livres que j’ai achetés hier à la Fnac, dans une véritable frénésie de curiosité et de dépenses : Sloterdijk sur la modernité et la philosophie, Nolde sur Nietzsche, Debray sur la presse et sur ses pouvoirs, Junger sur le sens et la signification, Hugo, de Gaulle, Sollers, le Nietzsche des Cahiers de l’Herne, la nouvelle anthologie de la poésie française de la Pléiade, de nouvelles traductions de Keats et de Leopardi par Bonnefoy, dix autres choses encore. Et de humer tout cela m’a remis sur pied.

Sophie Barrouyer m’a donné hier une description de l’article d’Artpress un peu plus détaillée que celle qu’elle avait laissée sur le répondeur de Jean-Paul. Il semble bien qu’on ne puisse qu’en rire, même s’il est manifestement destiné à faire très mal, et s’il peut causer en effet de grands dommages. Il est sans doute le résultat d’une commande de Sollers, plus ou moins bien transmise par Henric l’un de ses plus fidèles hommes de main, et finalement confiée à quelque tâcheron dont personne ne peut retenir le nom, et qui s’en est très mal acquitté, apparemment.

Reprenant un thème qui a beaucoup traîné ces dernières semaines, le tâcheron s’étonne qu’on puisse s’étonner aujourd’hui de mon racisme et de mon antisémitisme, lesquels étaient parfaitement évidents, selon lui, dès Buena Vista Park en 1980 — celui-là bat de nouveaux records dans l’établissement de l’ancienneté de mes tares ! D’autre part mon “pousse-au-crime” est Flatters, comme le prouve une belle citation de La Campagne de France où on le voit « réclamer des noms et encore des noms, comme Fouquier-Tinville des têtes ». Et pourquoi Flatters réclame-t-il des noms ? Parce que Nabe, lui, nomme les objets de sa vindicte, et que encouragé par le criminel Flatters je n’ai rien de plus pressé que d’imiter Nabe, qui exerce sur moi une influence grandissante, comme en témoigne ce fait incontestable : son nom est cité douze ou treize fois dans La Campagne, alors qu’il n’apparaissait qu’à deux ou trois reprises dans les volumes précédents.

La disparition du caractère littéraire de la lecture, que Finkielkraut, tout à fait d’accord avec moi, considère comme un trait essentiel de la crise actuelle, s’exerce au profit d’une lecture littérale, d’ailleurs presque toujours tronquée. Ce qui se perd à chaque fois dans cette translation, outre la polysémie, bien sûr, ce sont l’humour, l’ironie, la distance, et d’abord la distance à l’égard de soi-même. Tous les torts que je m’attribue, souvent sur un mode à demi plaisant, ou bien parce qu’ils sont ceux que je crois présenter le moins, et parce que dès lors leur réalité est un paradoxe, sont retenus contre moi tout à fait au premier degré. Ainsi, si j’écris que je suis “profondément académique”, remarque qui, dans mon esprit, n’a d’autre intérêt que paradoxal, parce qu’avant d’être “profondément académique” je suis surtout profondément inconventionnel, libre, et même novateur, peu importe : il reste que j’ai fait l’aveu d’un profond académisme, qu’on se fait une joie de confirmer.

D’ailleurs n’ai-je pas été candidat à l’Académie française ? Certes, de mon point de vue, c’était un témoignage de mon absence au monde, de mon inactualité, de mon goût de l’impouvoir et de “tout ce qui tombe”, ou qui est déjà tombé. C’était une distance de plus prise avec mon milieu culturel “naturel”, qui n’a pas de mépris mieux institué, plus rituel, allant mieux sans dire et partant plus fastidieux qu’à l’égard de l’Académie. Si je pouvais, moi, être candidat à l’Académie française, c’est non seulement que je n’avais rien fait pour être élu, mais même tout fait pour ne l’être pas — ne seraient-ce que Tricks, les Églogues, P.A., Vaisseaux brûlés et même ce journal. Mais selon la lecture littérale, aussi antibathmologique qu’elle est antilittéraire, cette candidature est le signe au contraire de mon carriérisme, de mon goût des honneurs, de ma passion du “paraître” : ne suis-je pas le chantre du “paraître” et ne l’ai-je pas défini, même, comme « l’essence de l’art » ? — définition que Weitzmann, trop heureux de la prendre au pied de la lettre, elle aussi, et de feindre d’ignorer les explications que j’apporte au paradoxe qu’elle constitue, s’est empressé de citer sèche dans son article pour Les Inrockuptibles, La Peste (La Peste c’est moi, bien entendu). Si j’écris en plaisantant que le pacifique Flatters « réclame des noms comme Fouquier-Tinville des têtes » — c’est-à-dire une littérature qui nomme ses objets, et ne se cantonne pas dans le maniement d’abstractions —, la phrase est entendue littéralement, encore une fois, et aussitôt revêtue des plus sinistres connotations. Des noms de juifs, je suppose : voilà ce qu’on est invité à comprendre. Flatters n’est plus l’ami entraîné par son courage et par son amitié dans de périlleuses démarches en ma faveur, il est le sombre inspirateur de mes pensées criminelles. Mme Wermès en rit avec lui, et le supplie de n’y attacher pas plus d’importance que n’en méritent ces imbécillités, et qu’elle n’est prête à leur en accorder pour sa part.

Bien entendu, même dans Artpress, Flatters n’est à aucun moment envisagé en tant qu’artiste. Ces messieurs ne le connaissent pas, ou font semblant de ne pas le connaître. Que j’ai moi-même quelque lien avec le monde de l’art, et de l’art contemporain en particulier, n’apparaît nulle part, non plus, bien que les expositions de Plieux aient fait l’objet pendant des années de pavés publicitaires dans Artpress, précisément. Mes activités autour de Boltanski, de Marcheschi, de Kounellis, d’Albers ou d’Eugène Leroy sont inconnues même de la presse spécialisée, semble-t-il, qui sans doute n’a pas la moindre idée de l’existence du Discours de Flaran, et moins encore de Nightsound.

Sauf en mes qualités d’antisémite, de fasciste et de raciste patenté, mon obscurité ne connaît pas de bornes. Personne ne m’a lu, sept ou huit expositions organisées n’ont laissé aucune trace dans les esprits, ne parlons pas de mon festival de musique. Jean-Denis Bredin, que j’ai vu mercredi après-midi, à son cabinet d’avocat, après mon déjeuner avec Paul et avec Finkielkraut, ignorait même que j’habitais le Gers. Il s’était pourtant montré on ne peut plus bienveillant au moment de ma candidature à l’Académie, justement, faisant allusion à mes livres comme s’il les connaissait fort bien. Or on peut difficilement me lire, il me semble, et ignorer que je vis dans le Gers...

Il est vrai que Me Bredin est la courtoisie faite homme, et la bienveillance incarnée. Marianne Alphant a pour lui une véritable vénération, et parle de son livre sur l’affaire Dreyfus non seulement comme d’un remarquable travail d’historien mais comme d’une sorte de livre de raison, pour elle, d’exercice spirituel et de modèle de vertu. Ce n’est pourtant pas elle qui m’avait conseillé de m’adresser à Bredin, mais Paul, qui a un lien indirect avec lui parce que le gendre de l’avocat est depuis quelque temps membre du conseil d’administration des éditions P.O.L. Paul savait d’autre part que Me Bredin était indigné par les vociférations qui m’entourent, ce qu’il a pleinement confirmé.

Je voulais l’interroger sur son sentiment à propos d’une éventuelle attaque en diffamation contre Marianne, à propos de l’article L’Homme qui n’aimait pas les juifs. Son sentiment n’est pas arrêté, et il a demandé quelques jours de réflexion. Ce dont il est sûr, c’est que pour les affaires de presse il faut des avocats hautement spécialisés car la moitié des procédures échouent, dit-il, pour des motifs purement procéduraux, justement — c’est également ce que m’avait dit Me G., le bavard. Bredin envisagerait de confier mon affaire à Me Thierry Lévy qui se serait d’ores et déjà déclaré “intéressé”. Mais Bredin ne voulait pas aller plus loin avant sans m’en avoir parlé. Or l’idée de faire appel à Me Lévy me convient tout à fait, bien que je ne sache pas grand-chose de lui, sinon pour l’avoir vu deux ou trois fois à la télévision, et avoir été chaque fois très impressionné par sa maîtrise et par son air d’intelligence.

Paul, à qui j’ai raconté mon entrevue avec Bredin, ne désapprouve pas du tout l’idée de faire appel à Lévy, mais s’inquiète un peu de ce qu’il en coûterait car il s’agit selon lui de l’un des avocats les plus chers de France. Il lui a lui-même demandé une consultation, une fois, et il lui en a coûté cinq mille francs. Mais il lui est resté aussi une page et demie d’avis circonstancié, qu’il dit être un modèle de vivacité d’esprit et de clarté.

Quand à l’opportunité d’attaquer, Me Bredin est moins réservé que son confrère G., qui m’avait dit que ce que j’avais essuyé jusqu’à présent de la part de la presse n’était rien auprès de ce qui m’attendait si j’attaquais en diffamation un journal ou un hebdomadaire. La solidarité corporatiste existe bel et bien, selon Bredin, mais elle ne s’exercerait guère en faveur de Marianne, que les autres journaux n’aiment pas, ni de Dominique Jamet, l’auteur de l’article, qui selon lui est détesté parmi les journalistes. Il est vrai que Jamet n’est certainement pas l’auteur du titre L’Homme qui n’aimait pas les juifs, lequel serait le principal objet de l’attaque en diffamation. Il est vrai aussi que j’ai subi des attaques qu’on pourrait considérer comme plus graves et plus insultantes ou plus diffamatoires encore que celle-là. Ainsi celle de Poirot-Delpech qui place sous ma plume, entre guillemets, l’expression « Trop de Juifs ! », laquelle a été ensuite largement reprise par la presse (en particulier par Françoise Giroud), alors que bien entendu elle n’est nulle part dans mon texte. Ainsi l’adjectif criminel dont se servent à mon égard les auteurs de la “Déclaration des hôtes-trop-nombreux”, reproduite par Le Monde. Mais on n’attaque pas Le Monde, paraît-il. Ou bien, si on l’attaque, on perd. Les juges ont la terreur du Monde, qui peut par ses articles les ridiculiser et briser leur carrière. De sorte que ce journal a tout loisir d’écrire ce qu’il veut — c’est moi qui conclus —, assuré qu’il est de la plus totale impunité.

Or il me déteste. Edwy Plenel me déteste, ce qui revient au même, et il a juré ma perte — tout le monde le confirme. Le comble est que j’avais un faible pour lui, moi, au contraire, et que je le trouvais très agréable à l’œil, à son apparition dans le monde médiatique.

Je me demande si le fameux article de Lanzmann va paraître dans Le Monde d’aujourd’hui. Le mieux serait qu’il soit accompagné de l’article de Flatters, dont la publication avait été choisie par moi comme date symbolique de fin de campagne, et de fin de Corbeaux. La campagne n’est pas près d’être close, et Corbeaux n’aurait d’existence que dans la mesure où se proposerait un éditeur, ce qui n’est pas le cas. Marianne Alphant a une idée du côté de Plon, mais la personne qu’elle y connaît est absente jusqu’au 4 juillet, et Marianne elle-même sera absente de Paris jusqu’au 6. Sophie Barluet, elle, parle d’Albin Michel.

Quelle chance est la mienne de n’avoir de ma vie, jusqu’à présent, eu à chercher un éditeur ! Paul s’était décidé pour Passage en vingt-quatre heures, en 1974, et Claude Durand accepta La Campagne dès que le manuscrit lui fut présenté, à l’automne dernier. Il n’y eut que L’Ombre gagne, pour ne pas trouver preneur — ce qui ne l’empêche pas de faire une petite carrière en tant que “mythe”, et de donner son titre, justement, à l’article d’Artpress, qui en parle avec assurance.

   

Neuf heures du soir. L’article de Lanzmann que craignait tant Finkielkraut est en effet paru.

Comme on nous l’avait annoncé il est très agressif, et Finkielkraut en est très affecté. Pour ma part, dans cet ordre d’idées, rien ne me touche plus beaucoup. Il y a “cumul des peines”, comme on dit, et je suis mithridatisé. Je ne vois pas très bien de quoi je pourrais encore être traité qui aggravât les insultes dont j’ai déjà été abreuvé depuis deux mois. D’autre part, il est vrai que c’est surtout Finkielkraut qui est attaqué, cette fois-ci. Moi je ne sers que de prétexte.

Finkielkraut cherchait querelle à Lanzmann dans son récent Une voix venue de l’autre rive, et Lanzmann est trop heureux de m’avoir pour embarrasser Finkielkraut et se venger. Il le fait avec une violence totalement disproportionnée. Étrangement — mais peut-être est-ce la loi du genre —, nombre de ses phrases sembleraient appartenir plutôt à notre camp, et procéder sous sa plume d’un radical renversement des rôles :

« Pourquoi faut-il, dans ce pays, écrit par exemple Lanzmann, que les prétendus champions du débat intellectuel se changent en procureurs écumants et utilisent les mots comme des armes meurtrières ? »

Et de parler d’« un style procureur ou avocat général de faux procès truqués — procès dont les verdicts sont connus à l’avance et inexorablement prononcés — », toutes références qui font un singulier effet chez l’auteur de la “Déclaration des Hôtes-qui-furent-trop nombreux etc.”. On s’attendrait qu’il évite de parler de truquages, après les montages éhontés auxquels il s’est livré sur mon texte, pour lui faire dire ce qu’il voulait qu’il dît, ou ce qu’il désirait que l’on crût qu’il disait.

Tel qui dans La Campagne de France a isolé la phrase « Les hôtes furent trop nombreux dans la maison » en la coupant de ce qui la précédait et qui impliquait que « les hôtes furent trop nombreux dans la maison » pour que soient encore applicables les lois traditionnelles de l’hospitalité, lesquelles impliquaient qu’il y eût des hôtes et des invités, distinction qui aujourd’hui n’est plus possible, de sorte que tout le monde est sur le même pied ; tel qui a été clairement et publiquement convaincu de ce truquage, on imaginerait qu’il essaierait de se faire oublier un moment. Mais pas du tout. Il demande et il obtient une page entière du Monde pour lui tout seul, avec appel en première page, même, et c’est lui qui parle de “procès truqués” et de mots utilisés comme des “armes meurtrières”...

Il n’y a pourtant que deux interprétations possibles du montage contenu dans la “Déclaration”. Ou bien il procède d’un cynisme incomparable, ou bien, si la bonne foi de l’auteur n’est pas en cause, il révèle une rare incapacité à lire et à comprendre.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la question n’est pas absolument tranchée. Lanzmann écrit maintenant : « “Ils sont partout” est le leitmotiv des antisémites. “Ils sont partout”, c’est ce que répétait, numéro après numéro, le torchon Je suis partout et c’est ce que dit Renaud Camus à propos des Juifs du “Panorama” de France Culture. » Or bien évidemment je ne dis rien de pareil. Mais le supposer seulement, m’en accuser, l’écrire, paraît la preuve d’un esprit qui n’a plus avec la logique qu’un rapport assez lâche. Car qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir dire, que « les Juifs du “Panorama” de France Culture » « sont partout » ? Ça n’a aucune espèce de sens, pas même de sens possible.

Il est d’ailleurs stupéfiant de voir à quel point la contrainte du sens, et du respect des sources, paraît absolument levée, chez mes adversaires dans leur fureur. Marianne Alphant me racontait que lors d’un dîner récent elle avait été prise à partie, pour m’avoir défendu, par une femme qui à bout d’arguments avait fini par lui envoyer à la figure :

« De toute façon, ce que je sais, c’est que Camus est négationniste. »

Savoir ? Et comment sait-elle cela, cette dame ? Il m’arrive d’être pris d’une curiosité toute objective, scientifique, profane. Je suppose — c’est plus intéressant — cette femme de bonne foi. Quel chemin l’a menée à sa conviction ? Y a-t-il un texte, un seul, ou une déclaration orale, qu’elle puisse citer à l’appui de sa certitude ? Et comment s’affranchit-elle de la masse de textes qu’on peut citer, en revanche, à l’appui de la certitude inverse ?

Elle ne les connaît pas, bien entendu. Mais que connaît-elle, que sait-elle, comment se forment ses idées ? Je donnerais beaucoup pour le savoir.

Le texte de Jean-Paul n’est pas paru. Il y a maintenant plus d’un mois qu’il est refoulé de partout. Le Monde avait parlé d’une publication à la fin de cette semaine. Demain ? Peu vraisemblable. Je m’étais donné sa parution comme date butoir pour Corbeaux. Quand arrêter, dans ces conditions ? Aujourd’hui parce que c’est le 30 juin ? Demain parce que c’est la dernière chance de publication pour L’Inappartenance ? Ou le 9 juillet parce que ce “livre” (mais est-ce un livre ? le sera-ce ?) commence le 9 avril et que le 9 juillet ferait un compte rond — trois mois ?

Je penche ce soir pour la troisième solution. Sauf bien sûr si l’article paraissait demain. Mais je n’y crois pas du tout.

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