sans datePlieux, jeudi 6 juillet 2000, dix heures du matin. J’ai un peu négligé ce journal depuis presque une semaine, d’une part parce qu’il y eut quelques jours de battement dans la guerre, que j’occupai à aller déjeuner à la campagne, dimanche, dans l’Oise, chez nos amis Philippe et Dirk, avec Pierre et Flatters ; à voir deux films idiots, que j’ai honte de mentionner ici, Gladiator, parce que je trouve le héros assez sexy, et Jet Set parce que comme les Anglais je suis sensible à l’humour de classe (qui procède des rapports entre les classes — mais en l’occurrence il est de dernière catégorie) ; à visiter au Louvre les nouvelles salles consacrées aux “arts premiers” ; à traîner à la Fnac pour y acheter encore des livres (Marianne Alphant sur Pascal, Alain Finkielkraut sur Péguy, etc.) : et à regagner cet asile, mardi, tandis que Pierre restait à Paris pour y subir jusqu’au 11 les épreuves de l’agrégation.
D’autre part les offensives ont repris, entraînées par le retour dans les librairies de La Campagne de France nouvelle manière, trouée de ses blancs et enrichie de la préface de Claude Durand, qui déjà fait couler beaucoup d’encre.
Article d’une page dans Libération, dès hier : il est intitulé Renaud Camus s’autocensure et il est signé de Matthieu Lindon, qui a été peu présent dans la controverse jusqu’à maintenant, en grande partie parce qu’il était en Afrique du Sud, si je ne me trompe, aux premiers temps de la crise. On prêtait à Lindon des opinions assez modérées sur l’affaire, et c’est ce qu’il témoigne en effet, en relatant les derniers événements sur un mode objectif et neutre, penchant même plutôt pour la bienveillance, sinon à mon égard, du moins à l’endroit de Claude Durand.
Toutefois Lindon me soupçonne d’« en faire trop exprès », dans les coupes opérées, « pour mieux mettre [m]es contempteurs face à leurs responsabilités ». Je ne serais pas mécontent en effet de mettre mes contempteurs face à leurs responsabilités, mais ce n’est pas moi qu’il faut accuser d’“en faire trop” à cause de l’abondance des passages retirés.
À cet égard le titre de l’article, Renaud Camus s’autocensure, est tout à fait trompeur. Cependant cette tromperie, ou plutôt cette erreur, a sans doute été commise de bonne foi car la préface de Durand et ma propre note liminaire, qui ont toutes deux été rédigées il y a un mois, postulent que les retraits ont été opérés avec mon accord, sinon sur mon initiative. Or ils ont été soumis, entre temps, à l’avocat de Fayard, Me Leclerc, qui les a considérablement aggravés. On est passé d’une dizaine de lignes à une dizaine de pages. Dans ces conditions on ne saurait dire que c’est moi qui les ai voulus. Tout juste y ai-je consenti, de l’extrême bout des lèvres, et vraiment parce que je ne pouvais pas faire autrement, sauf à renoncer à la republication.
Plus généralement le reproche qui m’est adressé, en l’occurrence tout à fait sans fondement, d’en “faire trop” à des fins stratégiques, m’irrite parce qu’il rejoint le soupçon largement répandu, ces temps-ci, qui a été exprimé avec la plus grande précision et le maximum de vulgarité dans une lettre adressée au Monde par une dame Isabelle Jan : « Renaud Camus a certainement un sens aigu de la publicité mais ce n’est pas un raison pour que Le Monde mette tant de complaisance à lui servir la soupe. » De tous les griefs qui peuvent être retenus contre moi, le sens de la publicité, ou celui de la stratégie, est bien celui dont je croyais être le mieux à l’abri. Le moins qu’on puisse dire est que ce sens-là ne m’a guère servi depuis vingt-cinq ans. D’ailleurs on me reproche en même temps mon talent pour attirer sur moi l’attention des médias et ma longue obscurité, sans nul doute largement méritée. Ce n’est pas la moindre des contradictions dont est affecté le dossier tous les jours instruit contre moi.
À ce dossier Marianne apporte cette semaine quelques nouvelles pièces. Le vice-président de la Licra s’en prend à Dominique Jamet pour son excès d’indulgence à mon égard : m’attribuer seulement « un vieil antisémitisme à la française », ce semble très insuffisant à Me Charrière-Bournazel. Il aime mieux Jamet « dans le rôle du pamphlétaire que dans celui du bourgeois tempéré. ». Un lecteur, M. Lasseau, de Paris, reprenant le thème que j’évoquais plus haut de mon génie publicitaire, estime que « Le plus drôle dans cette affaire, c’est que cette tempête très parisienne dans un verre d’eau assure à son livre une publicité qu’il ne méritait sûrement pas. » M. Lasseau n’y est certainement pas allé voir, mais il assume cela en toute confiance. Et d’ajouter : « On sait à présent ce qu’il faut faire pour devenir célèbre. »
Marianne, sans doute pour montrer sa parfaite objectivité, donne la parole à un autre lecteur, ou plutôt une lectrice, Claudine Alkitra, de Paris également, qui m’est nettement plus favorable : « Mais cette affaire a aussi fait connaître au grand public un écrivain resté jusqu’ici dans la confidentialité. Ce n’est pas mal. »
Pour aujourd’hui, on s’attend à de la grosse artillerie — pas moins de deux articles dans Le Monde : l’un d’Alain Finkielkraut qui, contrairement à ce qu’il nous disait la semaine dernière quand nous avons déjeuné avec lui, Paul et moi, a décidé de répondre à l’article de Claude Lanzmann paru dans Le Monde daté du 1er juillet, et qui le prenait à partie avec la plus extrême violence ; l’autre de Jean-Marc Douin, qui pour la première fois devrait parler de La Campagne de France du point de vue littéraire — très certainement avec férocité, car il s’agit d’un féal de la camarilla au pouvoir. De Nightsound je doute qu’il soit seulement question. Comme ce livre et le texte sur les Six Prayers qui le grossit sont un peu difficiles à intégrer au portrait qui de toute part est dressé de moi depuis deux mois, on choisit de les ignorer purement et simplement, ainsi d’ailleurs que la nouvelle édition de L’Éloge du paraître. Même une revue spécialisée comme Artpress, dans la double page que son numéro de juillet emploie à me noircir, ne se croit pas tenue de faire savoir à ses lecteurs que je viens de publier un ouvrage sur des sujets d’art moderne et contemporain, et sur un des artistes majeurs du XXe siècle : les malheureux risqueraient de ne plus rien comprendre...
Quatre heures. Plusieurs articles et entrefilets relatifs à “l’affaire” et à ses prolongements sont parus aujourd’hui dans Le Monde, dont celui d’Alain Finkielkraut. Mais je ne peux pas les voir car ce Monde-là, celui qui est daté de demain, n’arrivera justement que demain, en ces cantons, et ces textes n’ont pas été mis sur le site internet du journal, jusqu’à présent. Néanmoins j’en ai eu un aperçu par Paul, au téléphone.
Dans sa dispute avec Lanzmann Finkielkraut est très véhément, semble-t-il. Il manie vaillamment l’humour, l’ironie et l’antiphrase, renversant tour à tour chacune des propositions et insinuations de son adversaire en les poussant jusqu’à leur plein d’absurdité. Il me défend au passage, par exemple en citant de nouveau des extraits de l’article France, français d’Etc., comme il l’avait fait dans on émission Répliques diffusée samedi dernier. Bien entendu, et comme il est normal, ou seulement humain, trop humain, je suis impatient de le voir me connaître mieux. Mais c’est évidemment un homme très occupé, et je ne puis pas être la seule préoccupation de son existence.
Je m’irrite de constater que mes livres ne lui arrivent pas, ou qu’il n’a pas eu le temps de les lire. L’autre jour, à la radio, il a déclaré qu’il avait acheté Etc. Ne l’avait-il donc pas reçu ? Et la semaine dernière il ne connaissait toujours pas l’existence du Discours de Flaran, alors que j’avais supplié la P.O.L de le lui faire parvenir au plus vite. Maintenant je me bats pour qu’il reçoive le texte de Jean-Paul, L’Inappartenance, qui de mon point de vue est ce qu’il existe de plus précieux sur “l’affaire”. On le lui avait fait passer par fax au bureau de son épouse, qui est avocate. Mais les fax doivent leur arriver par centaines. La semaine dernière il avait dit qu’il ferait rechercher spécialement celui-là. Tout à l’heure, pourtant, il ne l’avait toujours pas. Paul lui-même vient de faire une nouvelle tentative. Je tiendrai fort à ce que Finkielkraut le reçoive d’urgence car j’ai appris par France Culture, à midi, qu’il participait demain, avec Lionel Richard, à un débat sur “l’affaire Camus”, dans l’émission qui a succédé au... “Panorama”. On peut dire qu’il se donne du mal en ma faveur. Il sera mon colonel Picard — ou plutôt mon Zola, car Picard, c’est Flatters.
Claude Durand m’avait annoncé un article de Jean-Marc Douin sur La Campagne, qui devait être purement littéraire, enfin (et néanmoins assassin). But no such thing. Le Monde doit considérer que l’article d’Hugo Marsan, le mois dernier, suffit à me régler mon compte artistiquement. En revanche nouvel article d’Alain Salles, qui assure une nouvelle fois les populations de mon ardent antisémitisme, mais à cela près s’en prend surtout à Claude Durand, lequel, il est vrai, l’a gravement pris à partie dans sa préface.
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Quand je suis arrivé ici mardi soir deux désastres jumeaux m’ont sauté à la figure, du courrier : une lettre du Conseil d’État, une autre du ministère des Finances.
La première m’annonçait que le ministère des Finances, débouté en appel, à Bordeaux, en février dernier, de ses prétentions à me faire payer des impôts sur une bourse d’aide à la création reçue de la Caisse nationale des Lettres, d’une part, et d’autre part sur les largesses reçues de mon mécène Jean Puyaubert, avait décidé de se pourvoir en cassation. Cette histoire que je croyais enterrée n’aura apparemment jamais de fin.
La seconde m’était adressée personnellement, mais au nom de Pli selon Pli, la société des Amis du château de Plieux. J’y ai vu sans seulement l’ouvrir le signe qu’on avait décidé en haut lieu de s’intéresser au régime fiscal de cette association, qui n’a jamais payé un sou d’impôt, ni seulement fait de déclaration. Et les deux lettres m’ont paru de toute évidence avoir un rapport très direct avec “l’affaire Camus”, d’autant que je me suis empressé de faire le rapprochement avec les déclarations récentes du président du conseil général, M. Philippe Martin, selon lesquelles les subventions au château de Plieux allaient être sérieusement réexaminées, car il n’était pas question que le conseil général soutienne un antisémite ennemi de la démocratie (ou quelque chose comme cela). Or Philippe Martin est très lié avec Laurent Fabius, ministre des Finances, qu’il a convaincu de choisir le Gers pour sa résidence secondaire.
Cependant cette belle bouffée paranoïaque est en train de se dégonfler à grande vitesse, Dieu merci, car Paul Otchakovsky et Stéphane Martin — celui-ci conseiller à la Cour des Comptes —, sont d’accord pour estimer qu’il est parfaitement normal, et qu’il était même inévitable, que le ministère des Finances fasse tout pour que ne soit pas entérinée la décision de la cour administrative de Bordeaux, qui m’était favorable et qui crée un précédent juridique de première importance en déclarant que les bourses du Centre national des Lettres ne sont pas imposables. Donc il n’y aurait aucun rapport avec “l’affaire”.
Quant à la lettre du ministère des Finances à Pli selon Pli, je n’avais même pas eu le courage de l’ouvrir, au milieu de tous mes soucis. Katia la secrétaire s’en est chargée. Or il s’agissait d’une lettre circulaire relative au passage à l’euro. C’est malin, de donner aux gens des frayeurs pareilles !
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Dimanche dernier, ainsi que je l’ai déjà noté en passant, Flatters, Pierre et moi sommes allés chez mon ami Philippe, le dédicataire de Tricks, qui restaure avec son ami Dirk les bâtiments conventuels d’une splendide abbaye augustinienne, sur le plateau picard. Ce me fut un autre Oregon, un intermède paisible et gai au milieu de l’interminable guerre.
Nous avons fait un excellent déjeuner, à l’occasion duquel je me suis avisé que je ne détestais pas du tout les légumes, au fond. D’ailleurs je ne les ai jamais détestés. Mais ils me sont en général indifférents. La tradition culinaire française, contrairement à l’italienne, ne fait pas grand-chose pour les rendre intéressants, à mon avis. Tandis que cette fois nous avons eu une entrée de légumes du jardin, mais vraiment du jardin, de leur joli jardin aux allures médiévales, et c’était incroyablement délicieux. Navets, concombres, quelque chose d’autre encore : rien que me fasse absolument rêver d’habitude — était-ce la manière de les apprêter ? J’ai rarement mangé quoi que ce soit d’aussi bon.
Ce qui me fait penser que la veille, petite folie, Pierre et moi, pour fêter son arrivée à Paris, avions dîné au plus japonais des restaurants de l’hôtel Nikko, à côté de ma tour — occasion pour moi de constater, une fois de plus, qu’aucune cuisine ne me convient mieux que la japonaise. Je pourrais n’en goûter pas d’autres, et ne me nourrir que de ses poissons crus, de ses viandes sans graisse, de tous ses plats sans sauce qui laissent l’esprit libre, le corps léger et la conscience heureuse. Poulet teriaki tous les jours et petits légumes du jardin, à peine cuits, au basilic... Encore que le carré d’agneau, qui suivait au déjeuner de l’abbaye, m’ait trouvé à peu près sans défense, cuit qu’il était dans un faitout scellé à la brioche.
Sur quelques douceurs et quoi nous visitâmes les aires, montant jusqu’aux toits de l’admirable église, plus haute et plus dressée d’avoir perdu sa nef, comme la cathédrale de Beauvais. Il pleuvait bonne pluie d’été qui fait monter jusqu’aux gargouilles l’odeur libérée de la terre, et donne envie de s’étendre sur l’ardoise, pour la recevoir comme un autre soleil.
Premier dimanche de juillet, nous l’avions oublié : le retour fut un peu laborieux. Il fallut à peu près trois heures pour regagner Paris. Mais nous étions d’une si belle humeur, si contents de notre journée, si heureusement immergés dans la bonne entente amicale et amoureuse que les plus rudes embouteillages ne sont pas arrivés à nous affecter sérieusement. Jean-Paul parlait de ses neuves amours et ne se lassait pas d’en entendre parler :
« Allez, disait-il, parlez-moi de L. Il y a au moins au cinq minutes que vous ne m’avez rien dit de L. ! »
Et moi d’imaginer que ce tintamarre national, la ridicule “affaire Camus”, cent articles de presse tous plus véhéments les uns que les autres, une interminable série d’empoignades radiophoniques et télévisées, cette montagne de polémiques, n’accouche on the long run que de cette exquise souris, le mariage de Flatters :
« Skimora fallu faire pour arriver à t’caser, tout de même ! »
Finalement il n’y eut que les deux premiers quatuors de Brahms, ceux de l’opus 51, pour arriver à nous faire taire. J’avais emporté l’enregistrement des Berg, que je n’arrive ni à aimer tout à fait pourtant, ni à écarter définitivement ; et que je finis toujours par admirer malgré que j’en aie.
Le son est trop âpre, à mon avis. Les Berg ont décidé une fois pour toutes de ne pas faire “joli”, d’être modernes, agressifs, sans concessions, presque grinçants. Et je pense qu’il ont tort, au moins quand ils jouent Brahms, parce que Brahms est “joli”, aussi, entre autres choses. Et chaque fois que j’entends dans Brahms le quatuor Alban Berg j’ai le désir d’un son plus plein, plus rond, plus harmonieux, plus moelleux — celui des Lassalle, par exemple. Mais les choix rythmiques sont d’une telle pertinence, la conception d’ensemble est tellement admirable de cohérence et d’exhaustivité, ce son que je crois ne pas aimer est si manifestement délibéré, choisi, calculé, tenu, que je finis toujours par rendre les armes et me mépriserais, presque, à la fin, d’avoir eu envie de plus de confort d’écoute.
Ces quatuors de Brahms sont très injustement méprisés par les spécialistes du quatuor à cordes. Méprisés est trop dire, soit. Négligés, délaissés. Tout le monde reconnaît leur magnifique qualité. Mais justement, elle leur serait presque imputés à charge. Ces quatuors-là, non plus d’ailleurs que le troisième, l’opus 61, n’apporteraient rien, selon les puristes. Je me souviens que Paul Griffiths, dans son livre sur le quatuor à cordes, les expédie en deux ou trois pages d’hommages un peu contraints, de compliments réticents, de comparaisons défavorables. Or Brahms n’a pas à “apporter quelque chose”. Il a déjà tout. Il est déjà tout. Il est le couronnement du monument, l’acmé, le point d’équilibre parfait de la musique occidentale. De celle-ci je ne dirai pas qu’elle ne peut que descendre, après lui ; mais elle ne peut que se prendre de doute, se critiquer elle-même, se rendre plus complexe, se “déconstruire”, si l’on veut.
Brahms est le musicien le moins naturellement conforme à l’idéal artistique moderne. Même son physique le dessert. Même sa biographie lui nuit. Son personnage social n’a rien qui puisse lui attirer la sympathie contemporaine. Quoi, pas la moindre faille, dans tout ça ? Pas une once de folie, pas de perte, aucun trouble de la personnalité ? Jusqu’à ses accès de mélancolie, à ses moments de profonde tristesse, qui sont parfaitement contrôlés et toujours souverainement écrits. Or, souverain, on lui pardonnerait de l’être, à la rigueur, mais bourgeoisement souverain, ça non. Il n’y a pas de compositeur plus balladurien, pour parler comme Les Inrockuptibles. Aucun dont la figure soit plus éloignée de ce que l’art est pour nous.
Pourquoi serait-il révolutionnaire puisqu’il arrive au moment où l’art, son art, n’a rien à réclamer ? Lui n’a qu’a faire la moisson. Il est ce qui nous est le moins concevable, un artiste de l’ordre, de la bonne administration du domaine, de la pleine possession. Ce qui le caractérise plus que tout, c’est l’abondance. Cérès préside à sa musique. Tout ce qui est bel et bon y croît. La phrase ploie sous les idées, le mouvement sous les thèmes, les thèmes sous les contre-thèmes, et tout cela dans la rigueur la plus naturelle, la moins forcée. Ce ne sont que sources, lourds épis, gerbes d’or. Non que le tragique ne soit partout, ni l’héroïsme, ni une virilité qui n’a rien à envier à celle de Beethoven. Mais ils sont là parce qu’ils faut qu’ils y soient, comme autant de manifestations de la maîtrise. Ils ne procèdent pas de la quête, mais de la jouissance. Nous ne sommes pas dans l’errance, mais dans le règne. Non pas sur les chemins, mais dans le château même qu’on apercevait au loin dans la musique de Schumann, et qu’en se retournant on verra s’éloigner et tomber en ruine ou en dérision, chez Wolf, chez Debussy, chez Mahler ou Schoenberg.
Même le lyrisme, le grand lyrisme incomparable, est un lyrisme de la force, nullement de l’aspiration ou de la perte. De même qu’il y a un romantisme des classiques, qu’on entend ou qu’on voit merveilleusement à l’œuvre chez Denis Gauthier, chez Forqueray, chez Salvator Rosa ou Dughet, il y a un classicisme des romantiques, qui nulle part n’est plus à l’aise que chez Brahms. Je croyais jadis que l’épicentre de mon goût musical c’était Schumann. Mais il entre du masochisme dans cette préférence-là, un peu comme dans l’amour de la Lozère, de Ryman ou de Mallarmé : un désir de manque, une complaisance pour la perte, une volonté de ne pas être comblé. Il faut avoir la santé anachronique d’aimer Brahms, comme un Âge d’or disparu, un paradis perdu, une plénitude à peine imaginable (et pas toujours supportable) pour les tard-venus que nous sommes.
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Stéphane Martin répète que sa grande contribution, la seule, aux nouvelles salles d’arts premiers du Louvre, c’est le refus de ce qu’il appelle la présentation “à la Dapper”, qui règne depuis vingt ans et plus dans la plupart des musées et lors de la plupart des expositions consacrés aux arts de l’Afrique, des Amériques ou de l’Océanie. Le style “Dapper” implique l’obscurité, principalement, et le faisceau de lumière sacralisant sur les pièces montrées. Il a des implications religieuses, forcément, ou magiques. Non seulement il maintient l’art dans sa distance, mais il l’accuse et souligne son appartenance à la nuit des temps, ou au cœur des ténèbres.
Stéphane Martin pense que ce style, pour lequel je dois dire que j’ai un faible marqué, a fait son temps, et qu’il est devenu un cliché, une solution de facilité. Il n’a pas tort. Il juge d’autre part que si l’on met les arts premiers au Louvre il faut les exposer de la même manière que les autres arts, de façon aussi objective que possible, qui leur laisse à eux seuls la parole, sans les sertir de guillemets d’ombre. C’est parfaitement cohérent. Mais peut-être aurait-on pu pousser jusqu’au bout ce parti, alors, et montrer les sculptures sakalava ou taïno comme on montre les torses hellénistiques ou les bustes de Houdon, sur les mêmes socles de marbre et sous les mêmes lambris dorés ? Et pourquoi pas parmi eux, même ? Au lieu qu’on s’est rangé à une politique moyenne, qui accentue l’impression de confusion stylistique qui règne au Louvre à l’heure actuelle, certains accrochages n’ayant pas changé depuis Napoléon III tandis que d’autres sont tout à fait modernes, et cela presque dans les mêmes salles, quelquefois.
Pour les arts premiers, on a choisi le parti du modernisme clair, mais opulent, sous des plafonds surbaissés. Le parcours est assez compliqué, il manque de solennité. On sent que beaucoup d’argent a été dépensé, mais je continue d’estimer qu’il faut aux arts premiers, comme d’ailleurs à l’art contemporain qui par tant de côtés leur est si proche, plus de distance, plus de silence, plus de dépouillement. Les lignes sont assez sobres, mais il y a trop de lignes. Elles interfèrent les unes avec les autres et, ce qui est plus grave, elles interfèrent assez souvent avec les pièces exposées.
Ne produisent tout leur effet, dès lors, que les objets de tout à fait première qualité — ce n’est pas grave, ils le sont tous officiellement —, et ceux qui correspondent d’entrée de jeu au goût du visiteur, ou à sa culture. Ainsi, prévisiblement, le masque Fang du Musée de l’Homme, déjà bien connu de nos services, telle magnifique sculpture nuna, figure de femme au corps entièrement scarifié, un cénotaphe sakalava, le poteau central d’une maison païwan ou bien de hautes statues de Vanuatu, taillées dans des fougères arborescentes.
Les têtes monumentales de l’île de Pâques sont bouleversantes où qu’on les voie. Mais celle qui est au Louvre serait mieux à Plieux, tout à fait entre nous, dans une des sombres salles du bas, plutôt que dans cette petite pièce au plafond bas, que sécularisent à l’excès des vitrines diverses. Presque tout serait mieux à Plieux, d’ailleurs. Ah ! Stéphane Martin a eu grand tort de renoncer aussi vite qu’il l’avait formulé au projet d’une petite preview de son musée, qui eût été donnée ici. Douze ou quinze pièces eussent été suffisantes, selon mes accrochages parcimonieux. Mais d’un autre côté je suis bien heureux d’être libéré de ces soucis-là !
voir l’entrée du jeudi 6 juillet 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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