sans dateDimanche 9 juillet 2000, quatre heures de l’après-midi. J’ai perdu presque deux jours de travail, à cause d’un affreux torticolis, qui m’a fait passer deux nuits très pénibles et m’a forcé d’aller chez le médecin, hier matin, tant j’avais mal à une épaule et au cou. Le docteur Capdecomme, à Lectoure, n’a d’ailleurs pas du tout parlé de torticolis, mais de “maladie de la secrétaire”, je crois bien — un mal dûment répertorié qui procèderait d’un excès de pratique de l’ordinateur. En effet je passe beaucoup de temps devant cet écran. Mais du coup je me suis accordé un peu de relâchement.
Je ne sais si Corbeaux existera jamais, mais si ce livre voit le jour, la période qu’il couvrira s’étendra du 9 avril jusqu’à aujourd’hui, 9 juillet. Absolument rien n’est dénoué, et il n’y a d’autre raison de s’arrêter aujourd’hui que l’écoulement d’une période exacte de trois mois. Toutefois ce parti n’est pas plus artificiel, à mon avis, que la convention romanesque classique d’interrompre les livres sur quelque événement marquant, censé signifier bien nettement qu’une intrigue quelconque est précisément révolue. Pareils dénouements bien tranchés sont rares dans la vraie vie. Certains des principaux aspects des situations s’effacent sans laisser de traces, d’autres changent radicalement de signification, d’autres encore, qu’on croyait secondaires, deviennent sans qu’on s’en avise tout à fait essentiels. Mais s’il faut pour interrompre ce livre éventuel une meilleure raison que la simple arrivée à terme d’une durée arbitrairement fixée, j’avancerais celle-ci : que le journal “en direct”, ou “sur le motif”, le journal dont on envisage la publication immédiate, n’est pas un genre, ou un sous-genre, auquel on puisse se tenir bien longtemps. Le naturel en fait les frais, rapidement. L’auteur, à mesure que le temps passe, devient trop conscient que ce qu’il écrit pourrait faire l’objet d’une publication très rapide. Il n’est plus dans la solitude de lui-même. Il risque de voir s’effacer les caractères du journal, qui supposent, malgré tout, un certain oubli des possibles lecteurs. Or je suis impatient de retrouver cet oubli.
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Vendredi a eu lieu sur France Culture, à “La Suite dans les idées” (l’émission héritière du “Panorama”), le débat annoncé sur “l’affaire Camus”. Officiellement, il opposait Alain Finkielkraut à Lionel Richard. Mais il est écrit qu’aucune des batailles de cette guerre ne se sera déroulée “à la loyale”, car l’animateur supposé de l’émission, Sylvain Bourmeau, des Inrockuptibles, l’un de mes plus constants ennemis, n’avait pas la moindre prétention à la neutralité et s’engageait très ouvertement et très énergiquement contre moi, chaque fois que faiblissait Lionel Richard.
Il est vrai que mon champion Finkielkraut est parfaitement capable de tenir tête à deux adversaires en même temps, et probablement davantage. En face on était bien décidé à ne rien entendre, et l’on se contentait de répéter les attaques menées depuis presque trois mois maintenant, en les chargeant de toujours plus de fureur. Qui me défend dans un pareil contexte a l’avantage de la fraîcheur, puisque les arguments à avancer sont pour la plupart inédits, n’ayant jamais trouvé jusqu’à présent leur chemin jusqu’au jour.
Finkielkraut a dû bien surprendre, à commencer par ses propres amis. Le matin, comme je l’avais appelé chez lui pour le féliciter de son article en réponse à Lanzmann, dans Le Monde de la veille, je ne l’avais pas trouvé mais j’avais eu une longue conversation avec sa femme, qui elle-même m’a téléphoné l’après-midi. Elle est extrêmement aimable et chaleureuse, et me dit en riant qu’Alain et elle se livrent à une cure intensive de lecture de ma prose, en particulier du journal. Ils font même des concours d’érudition dans ce domaine. Mais cette conversation m’a été l’occasion d’apprendre officiellement ce dont je me doutais que trop, que Finkielkraut se trouve dans une position très délicate à l’égard de ses proches et de ses relations habituelles, qui pour la plupart ne comprennent pas du tout son engagement pour ma défense. Il n’en a que plus de courage à dépenser en ma faveur tant d’énergie.
Le paradoxe est qu’il ne connaissait rien de mes travaux, avant la crise actuelle — ou plus exactement avant sa découverte, en avril dernier, juste avant que n’éclate l’affaire Campagne de France, du Répertoire des délicatesses, livre qui m’a valu son intérêt à mon égard. Avant cela, c’est tout juste si mon nom lui disait quelque chose. C’est d’ailleurs un point sur lequel il a beaucoup insisté, au cours de l’émission de vendredi : mon extraordinaire isolement. Car non seulement j’ai très peu de lecteurs, a-t-il rappelé, mais l’intelligentsia m’ignore. Et c’est cette double ignorance où je suis tenu, de la part du public et des intellectuels consacrés, qui explique selon lui qu’on ait pu donner de moi, en quelques semaines, une image si contraire à la réalité de ce que je suis, et de ce que j’ai écrit.
Sa femme et lui semblent très résolus à compenser rapidement cette méconnaissance ancienne. Non seulement ils me lisent, à présent, mais ils vont venir me voir, avec leur enfant. Il avait été question de cette visite lors de notre déjeuner de la rue Grégoire-de-Tours. J’avais compris qu’elle pourrait se situer vers le 24 ou le 25 de ce mois et j’avais prévu de partir aussitôt après pour l’Allemagne, car il me faut rapporter à Cologne, avant le 28, le tableau de Leroy prêté par la galerie Werner. Mais les trois Finkielkraut ne pourront être ici que le 28. Paul Otchakovsky et sa jeune femme, d’autre part, projettent de venir le 22, afin d’apporter, au moyen d’une camionnette de louage, le triptyque d’Emmelene que nous sommes convenus d’accrocher dans les salles du bas. Je vais donc changer mes plans. Pierre est encore à Paris, où il passe ses derniers oraux mardi. Je le rejoindrai mercredi ou jeudi. Et nous partirons ensemble pour Cologne.
Nous projetons un voyage lotharingien, lui et moi. Philippe Martel, en effet, nous invite à l’inauguration à Monaco du nouveau Forum Grimaldi, dont nous avions visité les travaux sous sa houlette, l’année dernière, quand il était question d’en marquer l’entrée par une haute sculpture de Marcheschi. Cette invitation est si généreuse qu’elle prévoit même l’hébergement pour ses bénéficiaires. De Cologne nous pourrions donc gagner Monaco en une petite semaine, à travers l’Allemagne rhénane, la Suisse, la Lombardie et le Piémont — faire un voyage nietzschéen, par exemple, avec ornements empruntés à Goethe, et à Wagner : le Harz, Naumburg, Bâle, Lucerne, la villa Tribschen, Sils-Maria, Turin, Eze ; tomber de là sur le rocher, et sur ses fastes princiers ; puis revenir ici juste à temps pour accueillir nos hôtes.
voir l’entrée du dimanche 9 juillet 2000 dans Le Jour ni l’Heure◎
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