créée le mardi 23 juillet 2013, 19 h 55
modifiée le samedi 27 juillet 2013, 10 h 19Mardi 23 juillet 2013, neuf heures et demie du matin. Du moins la familiarité n’aura-t-elle fait grâce à moi aucun progrès dans le monde.
Dans les relations que j’ai pu entretenir avec les êtres — sauf les relations sexuelles, mais il y a longtemps que je n’en ai plus de nouvelles (et de toute façon je n’ai jamais confondu intimité et familiarité) —, jamais l’initiative vers plus de familiarité n’a été prise par moi. Au contraire, j’ai toujours freiné des quatre fers.
Si ce n’était que de moi, on ne s’appellerait jamais que Monsieur, Madame ou Mademoiselle (y compris pour s’adresser aux enfants).
Au fond je suis resté parfaitement fidèle à ma vieille plaisanterie de collège :
« Il me semble que nous sommes assez intimes pour nous vouvoyer, maintenant… »
*
Décidément même les Anglais ont tout à fait perdu la main, pour le faste, même monarchique. D’ailleurs ils ont adopté comme tout le monde ces affreuses barrières en fer blanc, si commodes, si pratiques, si légères, qui rendent impossible à toute cérémonie publique (impliquant la foule) de garder le moindre décorum.
La naissance de l’arrière-petit-fils de la reine est l’occasion pour la télévision d’explorer à notre profit les baptêmes princiers et leurs entours à travers le vingtième siècle, en 1982, en 1948, en 1927. Et ce qui saute aux yeux quand on voit la foule londonienne à ces différentes époques — mais le phénomène n’a rien de spécifiquement anglais, bien loin de là —, c’est évidemment la prolétarisation : celle du vêtement (et des attitudes) est bien sûr la plus frappante au regard, mais on sait bien par l’expérience française et universelle qu’elle ne fait qu’accompagner, vêtir, la prolétarisation de la langue et celle du paysage, de l’espace sensible (et des rapports sociaux, il va sans dire) (des conceptions du monde).
Un des instruments les plus efficaces ces temps-ci de la prolétarisation générale c’est le développement foudroyant des formules à bas coût de tout (j’entends chaque fois à Bakou, à Bakou, la vie comme à Bakou). Il est très évident que le à bas coût d’aujourd’hui est la norme de demain (à tarif normal) — il s’agit toujours d’habituer le public à plus de promiscuité, moins de formes, moins de dignité surtout, moins de quant-à-soi. Les “formules” économiques, que ce soit dans la restauration, l’hôtellerie ou les transports, ont d’ailleurs l’avantage de faire des gens les complices empressés de leur propre asservissement : plus vous aliénez de votre liberté, moins vous payez cher (et vice-versa). La SNCF est passée maître de ce schéma, qu’elle vient encore de raffiner à un degré inimaginable. Sa nouvelle grille porte son nom à merveille : allons, allons, soyez plus esclave, voyagez quand on vous dit de voyager, aliénez votre droit de changer d’avis et d’improviser, d’être libres, vous ferez des économies.
Les pauvres ont été floués sur toute la ligne (de chemin de fer, mais pas seulement). Au nom de la démocratie et de l’égalité, on leur a promis qu’on allait leur donner ce qui constituait jusqu’alors le privilège des riches. Et on le leur a donné, mais de façon purement nominale. On le leur a donné vidé de son contenu. Or, par un raffinement de cruauté, ce contenu qui a été soustrait à la transmission démocratique, c’était la forme.
Je voyais aussi, toujours à la télévision, un “sujet” sur la “démocratisation” des croisières en mer, et même des croisières de luxe, voire de grand luxe. Était montré un gigantesque paquebot brillant de tous ses chromes en toc, prêt à accueillir des milliers de passagers, dont certains étaient interviewés pour les besoins de la cause, se disant volontiers “ouvriers”, ou petits employés, infirmières, et répétant tous qu’ils n’auraient jamais cru jusque-là qu’ils pourraient un jour s’offrir une croisière pareille, sur un aussi somptueux navire. Oui, mais leur croisière de luxe à bon marché (relativement, très relativement) n’a strictement rien à voir, malgré les apparences, d’ailleurs assez peu convaincantes, avec les croisières de luxe d’antan, qui peut-être, de loin, les faisaient rêver. Il manque la forme, les formes, l’espace, les manières, la langue, le style. Si j’étais plus cynique j’écrirais, paraphrasant Groucho Marx et son fameux club qui n’est pas assez bon pour lui s’il accepte un type comme lui, que ce qui fait que ça n’a rien à voir c’est qu’eux, les nouveaux venus, sont là, et en cette quantité (cela dit je suis loin d’être sûr que les croisières de luxe d’antan étaient des modèles de distinction — elles devaient paraître très vulgaires aux gens habitués à voyager sur leur yacht, et même à Mme Verdurin ; et plus encore au poète étendu sur la falaise, à mâchonner une herbe...).
Un autre exemple est celui de ces hôtels prétendument “de luxe”, “quatre étoiles”, “cinq étoiles”, de préférence au Maroc, en Tunisie ou en Turquie, où l’on peut s’acheter des séjours d’une ou deux semaines, ou trouver une chambre pour la nuit (en Grande-Bretagne), à des prix défiant toute concurrence pour ce degré de confort. Ils ne doivent leur statut qu’au strict respect littéral, au millimètre près, de normes officielles, mais ils n’ont évidemment rien à voir avec de véritables palaces (que ne peut plus guère s’offrir, de toute façon, que la semi-pègre internationale, culturellement prolétarisée, du show-business ou du business tout court, mais c’est un autre problème). En Angleterre, au moins que je connais mieux, de petits ou moyens hôtels à deux ou trois étoiles qui échappent à l’industrie du tourisme de masse ont en fait beaucoup plus du caractère de “grands” hôtels ou même de “palaces” que ces usines à luxe de grande série, mais ils coûtent beaucoup plus cher. Wypiwyg : what you pay is what you get — c’est le prix, ce n’est pas le nombre d’étoiles, qui dit la réalité de la chose. En ce sens il n’y a pas d’“affaires”, de “formules”, de “prix” (au sens où l’on “fait des prix”). Encore le prix offre-t-il surtout la garantie (et parfois rien d’autre…) que ceux qui ne peuvent pas s’en acquitter ne seront pas là : on paie pour n’être pas avec ceux qui ne peuvent pas payer…
Mais bien entendu l’archétype absolu de cette structure selon laquelle les pauvres sont blousés quand on leur fait croire qu’on leur donne ce qui était jusqu’alors réservé aux riches, c’est l’éducation. On leur a offert l’éducation précédemment allouée aux seuls privilégiés — le lycée, le baccalauréat, l’université et maintenant les grandes écoles — mais on la leur a donnée totalement vidée, dépouillée de son contenu ; et c’est bien pour le coup que le contenu c’était la forme, l’autorité, le protocole, la syntaxe (au propre et au figuré) (et aussi l’exclusion, la ségrégation, la sélection : l’école sans sélection n’est que du vent, un nom, une mauvaise farce (comme le baccalauréat pour quatre-vingts pour cent d’une classe d’âge)).
Consolation démocratique, les privilégiés aussi reçoivent désormais une éducation purement nominale, vide de contenu et d’abord de forme. Ne peut être “pour tous” que ce qui n’a pas de contenu et ne se soumet à nulle contrainte, à aucune exigence de forme. N’est “pour tous” que ce qui n’est rien pour personne. Le pourtousisme est un nihilisme. La prolétarisation est à la fois sa conséquence et son instrument.
voir l’entrée du mardi 23 juillet 2013 dans Le Jour ni l’Heure
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