NON. Journal 2013

créée le samedi 27 juillet 2013, 16 h 48
modifiée le dimanche 28 juillet 2013, 18 h 58
Samedi 27 juillet 2013, dix heures et demie du matin.
Robert Redeker dit en un paragraphe tout ce qu’il y a à dire sur l’immonde niqab, dans Le Figaro de ce matin :

« De façon masquée, le port du voile intégral est une attaque contre notre type de société et l’affirmation de la préférence pour un autre type de société. Mieux : la présence de femmes ainsi vêtues dans nos rues prouve qu’il existe au sein de nos sociétés européennes une contre-société qui s’organise en refusant toutes nos valeurs. Elle vit selon ses valeurs à elle, en espérant voir arriver le jour où elle pourra détruire nos valeurs. Elle se croit l’embryon de la société future. Elle se veut la matrice de l’Europe de demain. Cette contre-société, qui se structure selon sa logique propre, est de type totalitaire. Mais surtout elle est inhumaine. Les êtres humains s’apparaissent les uns aux autres par le moyen du visage. Levinas a fait du visage l’âme et le cœur de l’humanité. Posséder un visage, qui nous rend visibles et reconnaissables aux autres, est ce qui nous différencie de tous les animaux. Niant le visage, le voile intégral, cette expression de la contre-société totalitaire que les islamistes essaient de développer au sein de notre société, est inhumain. »

On ne saurait mieux dire ; ni mieux articuler, ainsi qu’il est impérieux de le faire en permanence, le politique au philosophique, et même à l’ontologique. Aussi bien l’articulation est si forte, en l’occurrence, que le deuxième et le troisième terme dévorent presque le premier, et se trouvent à deux doigts de le rendre caduc. De fait notre combat n’est politique que très marginalement, en dernier recours, et parce que nous ne pouvons pas faire autrement — c’est ce que nos adversaires et beaucoup de nos amis ne comprennent pas. Quand il s’agit de défendre la patrie, son existence même et, n’ayons pas peur de le dire, son essence, le peuple comme entité non pas éternelle, sans doute, mais ontologique (peut-il y avoir de l’ontologique qui ne soit pas éternel ? bien sûr, car il n’y a pas d’ontologique sans la mort), le combat n’est pas politique. Le discours du 18 juin n’est pas un acte politique (ou alors en un sens si élevé qu’il rejoint la métaphysique). Quand nous affirmons derrière Levinas (et donc Redeker) les droits et même l’exigence du visage, du paraître, de l’apparence, du monde et de l’être sensibles, nous ne sommes pas dans la politique.

C’est bien sûr par antiphrase et par dérision que j’appelle Sensibles nos “jeunes” de ces quartiers ridiculement dits sensibles — à la vérité ce sont des insensibles (à la pitié, à la douceur, à la beauté, à l’in-nocence, au pacte d’in-nocence, à quinze siècles de visage).

*

Rien n’est plus sot et de plus courte vue que de réduire éternellement l’autobiographie, l’autographie, le journal, l’autoportrait, à l’amour de soi et au narcissisme. Ils peuvent être tout aussi bien des instruments et des marques de haine de soi, au contraire. Mais, plus profondément, il faut qu’ils soient une attention à l’aliénité à soi-même, à l’altérité croissante au sein du moi, à l’étrangèreté.

C’est Robert Ménard, curieusement, un jour qu’il déplorait que je n’eusse à lui présenter de moi, pour sa revue, que des photographies de presse vieilles de cinq ou dix ans, qui m’a involontairement lancé, puisque c’est comme ça, dans la pratique de l’autoportrait quotidien — prolongement logique après tout du journal et des albums Le Jour ni l’Heure. Et s’il y a un exercice qui n’est pas narcissique (ou alors de façon très détournée, très larochefoucaldienne, très bathmologique…), c’est bien celui-ci : devoir se photographier tous les jours, quoi qu’il arrive. Mais quelle horreur ! C’est guetter en soi-même, à son corps défendant, la montée irrésistible de l’ennemi, c’est-à-dire bien sûr de la mort. Qu’est-ce que c’est que cet affreux vieux bonhomme dévasté (par le souci, par l’angoisse patriotique, par l’excès de travail, par la maladie peut-être, par la chaleur certainement, par les moustiques — l’autoportrait d’hier est particulièrement tragique…) qui s’obstine à prétendre qu’il serait moi ? Qu’ai-je à voir, moi si vif, si vigoureux, si jeune, si joyeux, si ardent à vivre (comme les oiseaux de Georges Braque, selon Perse), avec cet individu sinistre ?

Car il serait bien naïf de croire que le visage (à commencer par le nôtre) est nécessairement ami. Seulement il est le là où ça se passe, le site où survient ce qui survient — le forum ontologique.

(J’ai toujours regretté que la France, contrairement à l’Angleterre et à l’Écosse, ne dispose pas d’une National Portrait Gallery. Et je remarque qu’une des formes de la Grande Déculturation, c’est la croissante méconnaissance, même de la part de personnes “cultivées” (ou, en tout cas, très diplômées) des visages de notre histoire. Les gens ne savent plus reconnaître Henri II, Colbert, Voltaire, Musset, Clemenceau. Le visage de Clemenceau m’est plus familier que celui de… que celui de… je ne sais pas, moi, de Nadine Morano !)

*

Le parti de l’In-nocence est bien le seul parti français à avoir publié un communiqué pour protester contre l’abrogation du délit d’offense au chef de l’État :

« Communiqué des in-nocents n° 1616
    vendredi 26 juillet 2013
     Sur l’abrogation du délit d’offense au chef de l’État 

« Le parti de l’In-nocence, attaché qu’il est aux institutions de la Cinquième République, déjà gravement compromises par la substitution de quinquennat au septennat, regrette l’abrogation, par un vote unanime du Parlement, du délit d’offense au chef de l’État. Une telle mesure, contraire aux traditions les plus anciennes de notre pays, ne peut, surtout dans le climat de décivilisation ambiant, que diminuer encore, dans la population, le sens même de l’État et du bien commun, accroître la brutalité des relations politiques et leur ravir tout sanctuaire protégé, réduire la présidence de la République à un caractère de trophée pour tel ou tel parti et, de façon générale, augmenter encore la vulgarité et la bassesse de la lutte entre les intérêts divers. »

C’est toujours et partout le paraître, qui recule, dans le flux de la décivilisation : les apparences, la fonction symbolique, la juste distance, la convention, le pacte d’in-nocence, le visage. Bien entendu on nous objecte que François Hollande ne mérite pas d’être défendu. C’est du même tonneau que les gens qui, lorsqu’on leur soumet un exemple de grammaire ou de style, vont tout droit au sens de la phrase. Quand le sage pointe du doigt vers la lune…

Il y a de merveilleux exemples de cela dans Proust (comme de tout). Ainsi lorsque Swann veut faire admirer pour sa tournure une phrase de Saint-Simon (« Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, il voulut donner la main à mes enfants… ») et que Céline et Flora s’indignent aussitôt :

« Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! c’est du joli ! Est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? »

C’est à cette occasion que le grand-père, qui avant l’interruption s’extasiait déjà sur ignorance ou panneau, place, navré, sa citation favorite, et qui le soulage tant dans ces moments-là :

           Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr !

Le vers de Corneille (dans La Mort de Pompée) est en fait :

           Ô ciel, que de vertus vous me faites haïr !

Saint-Simon rapporte que Ninon de Lenclos le murmure rêveusement, après une longue visite au très ennuyeux et bien brave maréchal de Choiseul.

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