NON. Journal 2013

créée le samedi 10 août 2013, 19 h 14
modifiée le dimanche 11 août 2013, 17 h 06
Samedi 10 août 2013, trois heures moins vingt, l’après-midi.
Selon un phénomène bien connu de tout journalier (j’aime mieux journalier que diariste, les images suggérées sont plus plaisantes), plus il se passe de choses, moins on a de temps pour les relever. Le journal qui témoignerait le plus d’art serait celui d’une vie où il n’arriverait absolument rien et où l’auteur, ne se livrant à aucune autre activité, n’aurait à raconter que ses journées passées à tenir son journal. Être un auteur génial de journal intime quand on est le baron de Crac, Napoléon Bonaparte, le capitaine Corcoran, Landru, Gamelin, Jérôme Cahuzac ou Carla Bruni, c’est un peu de la triche, à mon avis, et se rendre la tâche exagérément aisée — et encore, même dans ces conditions, il y en a pour rater leur coup, j’en suis sûr. Tandis qu’un Amiel, ça c’est un vrai talent : bien sûr les quinze ou vingt premières années sont un peu difficiles, pour le lecteur, mais ensuite il s’habitue à ce que décidément il n’arrive rien, et il peut passer une heureuse vieillesse de lecture tranquille, assuré que ne surviendra aucun événement plus sensationnel que l’apparition d’un petit nuage rose sur le front du Salève en fleurs.

Ici les événements se précipitent, au contraire — enfin, ce ne sont jusqu’à présent que des événements virtuels, téléphoniques, webmatiques. De tous ces échanges il ressort que la “conférence de B.”, à la fin du mois, en vue d’une confédération du non (au changement de peuple), prend plutôt bonne tournure. Jusqu’à présent personne n’est contre, en tout cas. Mais on m’adjure d’en parler le moins possible, sous menace de faire tout rater. Voilà qui ne tombe pas mal, je n’ai pas le temps d’entrer dans les détails.

*

Pour le dixième volume des Demeures de l’esprit, Île-de-France, dont je m’occupe, en vertu d’un ancien contrat Fayard, dans les quelques demi-heures que me laissent l’activité politique et ce journal, je suis passé de Bossuet à Alexandre Dumas (à Port-Marly), de Dumas à Ravel (à Montfort-l’Amaury — la meilleure maison d’artiste du lot, certainement), et je suis maintenant, à distance, chez Tourgueniev à Bougival. Dans un poème en prose de ses années Bougival, justement, Tourgueniev écrit ceci, à propos de la langue russe :

Aux jours de doute, aux jours où l’incertitude sur les destins de ma patrie pèse comme un fardeau, tu es mon seul soutien, mon seul appui, ô toi, grande, puissante, loyale et libre langue russe ! Comment, sans toi, ne pas tomber dans le désespoir, au spectacle de ce qui se fait chez nous ? Non, il est impossible de croire qu’une langue pareille ne soit pas l’apanage d’un grand peuple !

Il est effrayant de voir à quel point les principales consolations de nos aïeux nous sont, à nous, refusées. Quels que soient les malheurs qui s’abattaient sur eux, ils pensaient pouvoir compter éternellement sur deux choses : la nature et la langue (russe, anglaise, française, allemande, peu importe). Or elles sont devant nous aussi salies, souillées, perverties, diminuées, rétractées l’une que l’autre : par le devenir-banlieue du monde, d’un côté ; par la Grande Déculturation de l’autre.

De plus en plus de gens de mon âge me disent qu’ils n’ont plus envie de voyager, qu’ils n’éprouvent plus aucun plaisir à aller constater à grands frais l’enlaidissement irrémédiable de ce qu’ils ont aimé, le saccage général des paysages, la dévastation des campagnes, des villages, des rivages, des entrées de ville (mais il n’y a plus que des entrées de ville…), par la lèpre pavillonnaire, par la Grande Pelade, l’industrialisation agricole, les carrefours européens, les zones artisanales, les zones sensibles, les centres commerciaux, les cimetières de voitures, les champs d’immondices, toute l’affreuse lyre — ils aiment mieux rester chez eux, lire, ou bien aller au musée voir des tableaux.

Pour ce qui est de la langue la situation est telle que ses ultimes desservants amoureux, ou seulement respectueux, se voient disqualifiés pour toute participation aux affaires de l’État à raison même de leur amour ou de leur respect pour elle. Cet amour et ce respect font d’eux des étrangers dans leur propre pays, il les rend suspects, il leur interdit de parler au nom du peuple parce que le peuple ne parle pas comme eux et non seulement ne les comprend pas mais ne peut plus les supporter, vivants reproches.

Il y a trente ans déjà, dans une librairie amie (au temps qu’il y avait encore des librairies amies…), la libraire, me voyant paraître et voulant me faire une politesse, tâchait d’inciter une jeune cliente à feuilleter et si possible à acheter un de mes livres (c’était Roman Roi). Mais la jeune fille lui rendit le volume d’un air dégoûté en disant :

« Ah non, merci bien, c’est trop bien écrit… »

*

L’arrivée sur mon compte bancaire du montant de ma retraite, mille cent trente huit euros et neuf centimes, a réduit mon découvert, vieux de trente-neuf jours, à mille deux cent cinquante sept euros. J’ai viré de mon compte PayPal huit cents euros, montant des gains récents pour les ventes, dans ma librairie “virtuelle”, des abonnements au journal et des volumes du Changement de peuple, du Grand Remplacement ou des Inhéritiers — cet argent-là devrait faire son apparition sur le compte dans deux ou trois jours. Saint Pierre de Bon Secours est allé porter à Fleurance, ce matin, trois ou quatre petits chèques de visiteurs, un peu d’argent liquide de même source et trois cents euros de sa poche, le tout dans l’objectif, bien sûr, de me faire “repasser positif”, l’une des deux ou trois grandes préoccupations de mon existence (avec le Grand Remplacement, la prostate et les espaces après les virgules, b... de p... de m...). Las, il a trouvé que le distributeur-avaleur refusait l’argent, au motif qu’il était trop plein. Revenez mardi, lui a-t-il été signifié. Le banquier ne manque pas d’air, de me harceler dans ces conditions, assis qu’il est sur un tas d’or à n’en plus pouvoir embrasser !

Mardi j’espère que la “fenêtre d’opportunité”, comme dit Pierre en riant, sera toujours ouverte. C’est que c’est tout un art, “repasser positif” vingt-quatre heures par mois (le mois dernier j’ai raté mon affaire, d’où les ennuis actuels). Il faut choisir son moment avec un soin millimétré. On a toujours l’impression de jouer au tennis contre un adversaire acharné, inépuisable, et de devoir rattraper au filet, ou à l’extrême fond du court, des balles particulièrement vicieuses (“prélèvement SCAM”, paf, cinq cents euros — tout juste sait-on ce que c’est que la SCAM). Et à peine a-t-on gagné un jeu il faut recommencer, sans même le temps de se jeter à terre les quatre fers en l’air et poings crispés suivant l’usage.

*

Pierre m’a offert un enregistrement de la sonate pour violon et violoncelle de Ravel, dont nous nous étions aperçus la semaine dernière que nous ne l’avions pas en magasin, bizarrement. De fait elle m’est beaucoup moins familière que la sonate pour violon et piano, qu’elle précède d’un an ou deux, dans l’immédiat après-guerre. Elle est aussi autrement âpre, presque “méchante”, malgré certaines allusions, d’ailleurs peu tendres, à des rondes enfantines. Son origine est certain Duo écrit pour un numéro de la Revue musicale en hommage posthume à Debussy. Il y voisinait avec l’exquise Plainte au loin du faune de mon cher Dukas. Claude de France était bien enterré.

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