créée le dimanche 11 août 2013, 17 h 23
modifiée le mardi 13 août 2013, 17 h 52Dimanche 11 août 2013, onze heures du matin. Pierre, Farid et moi, invités par Jeanne Lloan, sommes allés dîner à Solomiac, hier, dans un restaurant que j’aime bien parce qu’il a pour spécialité le plat le moins diététique du monde — à faire s’étouffer d’indignation mon conseiller médical, M. Delautremer : le hamburger gascon, combinaison en sandwich de magret de canard et de foie gras.
Un autre avantage de Solomiac est que la route qui y mène, d’ici, passe par Estramiac et son plateau, un des lieux de la terre où le ciel est le plus énorme. On avait à la fin du jour, hier, l’impression d’y toucher le cœur de l’été — avec tout ce que cela implique d’un peu déchirant, bien entendu, mais aussi de merveilleusement exaltant, comme un gigantesque afflux d’air, de lumière et de présence. Il faut dire que la traversée du plateau a coïncidé, dans la voiture au toit ouvrant ouvert, avec le mouvement lent du Concerto en sol, Martha Argerich au piano, une des pièces des présents ravéliens de Pierre, le matin : on eût eu l’âme et l’œil élargis à moins.
Ce plateau d’Estramiac ne doit pas dépasser les deux cent cinquante mètres d’altitude, j’imagine, mais il est tout de même un des points les plus élevés du Gers, au moins sur les confins septentrionaux du département ; de sorte qu’on a, vers le sud, toute la Gascogne à ses pieds, jusqu’aux montagnes bleues dans le soir gris-rose. À ses pieds est un peu beaucoup dire, à la vérité, parce que l’immense panorama, forcément, est à peine au-dessous de soi. C’est un peu comme dans Ruysdael : le paysage est d’une profondeur et d’une largeur stupéfiantes, il s’enfonce jusqu’à l’infini sans dissimuler le moindre de ses plis, et pourtant il tient tout entier dans un dixième à peine du tableau, peut-être moins, vers le bas. Tout l’art consiste à jeter trois cents villages avec leurs clochers, cinquante rivières avec leurs vallées, autant de châteaux, de hameaux, de tours, de fermes isolées, de petits bois et de sombres forêts, de champs de blé sous le dernier soleil, non seulement dans une seule image mais même, par une volonté virtuose de tour de force à tout prix, dans une infime partie de cette image, tout le reste étant ciel, ciel, ciel, et ciel la route aussi, et la voiture, et le piano d’Argerich, et Ravel et nous, plus bons amis que jamais.
Pourtant c’est à Debussy que je pense inévitablement dans ces moments-là, et plus encore à Paul Bourget, à cause de la mélodie de jeunesse, “Beau Soir” :
Lorsqu’au soleil couchant les rivières sont roses,
Et qu’un pâle soleil court sur les champs de blé,
Un conseil d’être heureux semble sortir des choses
Et monter vers nos cœurs troublés.
On ne m’en fera pas démordre : ce conseil d’être heureux qui paraît sourdre des objets, des ciels, des soirs, des provinces étalées sous le regard paisible, fait un des dix ou douze plus beaux vers de la langue française, Bourget or not Bourget. Pourtant, si l’on veut n’avoir affaire qu’à des poètes de meilleure réputation, il suffit, d’Estramiac, de suivre la route en est, et l’on ne tarde pas à découvrir en face de soi, à deux pas de Solomiac, Maubec, qui sur sa butte se détache comme la proue d’un vaisseau du Lorrain, prêt à appareiller, lui aussi, vers le crépuscule embaumé. Son nom paraît chez René Char, dans “Évadné”, au creux de Fureur et Mystère :
Le château de Maubec s’enfonçait dans l’argile
Ce n’est pas le même Maubec, faut-il le dire, si tant que ce soit un Maubec précis. D’ailleurs j’aime mieux, un peu plus bas :
C’était au début d’adorables années
La terre nous aimait un peu je me souviens.
On chante cela dans Boulez. Mais l’inconvénient de la poésie dans la musique de Boulez, c’est qu’on n’y comprend absolument rien, en général. Je n’ai jamais bien saisi l’intérêt qu’il y avait à mettre en musique des textes admirables pour les rendre inintelligibles. Il est vrai que de toute façon, aujourd’hui, on ne comprend plus les chanteurs, même dans Faust, dans Carmen ou dans Le Postillon de Lonjumeau — alors dans Visage nuptial…
Mais Solomiac, donc : vous prenez une moitié de petit pain rond, moelleux et grillé. Vous étendez là-dessus quatre ou cinq tranches de magret de canard, grillées et baignant dans leur jus. Puis encore là-dessus une tranche généreuse de foie gras de canard, en veillant à ce qu’elle ne fonde pas trop. Le quatrième étage consiste naturellement en la seconde moitié du petit pain rond du début.
Sinon bien sûr vous avez aussi le cabillaud sur son lit d’épinards, qu’est pas mal…
*
Farid est la seule personne que je connaisse qui s’intéresse vraiment à la politique. Moi, par exemple, je ne m’intéresse pas du tout à la politique. J’aime beaucoup l’histoire, je suis passionné par le destin des empires, je me fais un souci d’encre à propos du sort de la patrie mais je suis complètement incapable de suivre jusqu’au bout un entretien d’une heure et demie avec François Hollande, on ne peut pas me demander cela ; ou d’avaler in extenso une émission d’Yves Calvi. Farid, s’il s’écoutait, ce serait Yves Calvi tous les soirs. Il est vrai que de son propre aveu il est raide dingue amoureux de Marine Le Pen (et un peu aussi de Julien Rochedy).
voir l’entrée du dimanche 11 août 2013 dans Le Jour ni l’Heure
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