créée le jeudi 29 mai 2014, 23 h 35
modifiée le vendredi 30 mai 2014, 0 h 02Mercredi 28 mai 2014, une heure du matin. Il me semble que je ne déteste pas grand monde, et en tout cas je ne veux de mal à personne — cela dit, s’il arrivait qu’il perdît sa situation, sans que j’y sois pour rien, je n’irais pas jusqu’à prendre le deuil… —, mais vraiment l’un de mes contemporains les moins favoris est Marc Voinchet, ce journaliste assez obscur (je crois) qui préside depuis quelques années aux destinées des “Matins de France Culture”. Il faut dire que je l’entends presque tous les jours et que presque tous les jours il me met hors de moi, ce qui ne tend pas à apaiser des animosités déjà bien ancrées. Évidemment les raisonnables auraient beau jeu, ici, de s’écrier, et d’ailleurs ils n’y manquent pas :
« Mais vous n’avez qu’à ne pas l’écouter, si vous ne pouvez pas le supporter ! »
Et bien sûr ils auraient raison, comme c’est leur pente, assez pénible — ils auraient raison, ils ont raison, à ceci près toutefois que France Culture, j’y étais avant Marc Voinchet, si je puis dire. Il y a bien cinquante ans que j’écoute cette station à l’heure où il officie désormais et, plus ou moins consciemment, je ne vois pas pourquoi ce serait moi qui devrais m’effacer. C’est pourtant bien ce qui se passe. La principale partie de chaque émission, en fonction des invités et de l’intérêt qu’ils présentent, est en général assez intéressante, et parfois tout à fait passionnante, même, ne serait-ce qu’à titre d’information, de connaissance qu’elle apporte du climat idéologique ambiant (bien pénible et déprimant, lui aussi). Certes on pourrait déjà s’irriter que, sur une chaîne de service public, officiellement, vingt-cinq pour cent, et sans doute bien davantage, des auditeurs virtuels (j’imagine que la plupart, contrairement à moi, se sont découragés, depuis le temps…), sont considérés comme de véritables ennemis, auxquels on ne s’adresse jamais (un bon quart des Français, tout de même…) et qui doivent essuyer en permanence toute sorte d’avanies, dont les plans incessants des uns et des autres pour réduire leur nombre ou les faire disparaître. Mais le moment de la retraite précipitée, et forcée, et rageuse je dois le reconnaître, survient pour moi à neuf heures moins le quart précises, quand sonne le rendez-vous “Que nous arrive-t-il ?”, chaque fois inauguré par son pire, “Que nous arrive-t-il en musique ?”, que structurent les anniversaires de tous les plus éprouvants chanteurs populaires des quatre-vingts dernières années — il est vrai que je les trouve tous éprouvants, sans exception, et que surtout je ressens comme une humiliation sans nom d’être forcé de les écouter par M. Marc Voinchet, qui a décidé, sans doute avec la complicité ou sur les recommandations du directeur de la station, de les imposer à tous les auditeurs.
Je ne sais vraiment pas pourquoi tout le monde se récrie face à ma “théorie” du “petit remplacement”, celui, culturel, de l’ancienne bourgeoisie par la petite-bourgeoisie, et, concomitamment, celui la classe cultivée par la classe déculturée. Cette grille de lecture contestée a au moins un formidable mérite, qui devrait la faire prendre en meilleure considération : elle rend compte à merveille des faits et elle se vérifie implacablement cent fois par jour. Ainsi, Marc Voinchet, journaliste qui ne sait même pas prononcer cinq (« À dans cinkkk minutes… »), c’est la quintessence de la petite-bourgeoisie triomphante, arrivée au pouvoir (certes très mince, dans son cas), et y imposant à toutes les autres classes (ou plus exactement à leurs fantômes, à leurs lambeaux, à leur mémoire révulsée) sa culture, sa langue, sa pistrouille sonore et sa façon de voir le monde.
Pourquoi a-t-il été nommé là, malgré son accent toulousain, son grand-père qui se levait à deux heures et demie du matin pour aller serrer des boulons, nous dit-il, et une enfance passée à imiter Thierry Le Luron et à enregistrer de fausses émissions de variété ? Eh bien, pas du tout malgré ces choses-là mais, de toute évidence, à cause d’elles, grâce à elles, parce qu’il fallait élargir l’audience, parce que France Culture ne pouvait pas continuer à être « une radio d’intello, de vieux profs cacochymes », parce qu’il était impératif que la radio de la culture devînt le juste reflet et l’expression exacte, fidèle, de la classe monopolistique culturellement dominante et même hégémonique : la petite-bourgeoisie.
« Il aurait voulu être Frank Sinatra », disent admirativement Les Inrocks. Il y est parfaitement parvenu.
Et aussi, ailleurs :
« “Je ne veux pas qu’on s’ennuie. Je fais de la radio. Je suis un clown.” Il aurait voulu être Fred Astaire. “Il a le côté classe du danseur de claquettes, à la fois très léger et très profond.” »
Ou encore :
« “J’aime la radio populaire, qui s’adresse aux gens. Je pose parfois des questions de nigaud. Quand je ne comprends pas quelque chose, je me dis que je ne dois pas être le seul, j’assume.” Son ambition ? Un mix “entre RTL et le Collège de France.” »
Il me semble que l’une des deux composantes l’emporte nettement sur l’autre, au moins quant au son, à telle enseigne que lorsqu’on cherche France Culture sur un transistor on a désormais le plus grand mal à la distinguer de Radio Luxembourg, de NRJ ou d’Europe 1 ; mais le Collège de France évolue si vite, lui aussi, et surtout dans le domaine de la langue, de la syntaxe, que l’écart va se rétrécissant rapidement.
Or toute critique de l’évolution culturelle de France Culture est évidemment barrée, parce que s’en prendre à elle, et par exemple à l’avènement triomphal de la musiquette, c’est attaquer son évolution sociale, l’exigence reconnue par tout le monde d’élargir l’audience, de la faire coïncider avec le nouveau et nombreux public des diplômés — diplômés de papier comme il y a des Français de papier, parfois savants mais sans culture, sans culture générale, sans usage du monde, sans maîtrise de la langue (« Y a une séparation sur quelles sont les solutions pour s’en sortir »).
L’autre jour Voinchet était à Rome, avec toute son équipe, pour une émission spéciale sur la situation italienne et les contrecoups, là-bas, des élections européennes, remportées haut la main par le jeune et très énergique nouveau président du conseil, Matteo Renzi. Il enregistrait à la villa Médicis. Et, à tous les Italiens qui se présentaient devant ses micros, il commençait par présenter ses excuses pour l’occupation par la France, au cœur de Rome, d’un lieu aussi admirable. Il leur disait son bon espoir que cet arrangement ne perdurerait pas. Déjà les jardins étaient de plus en plus largement ouverts au peuple romain, et ce mouvement allait s’accroître, déclarait-il d’un ton péremptoire, qui mettait qui que ce soit au défi de ne pas se réjouir de pareille évolution. Pour ma part je m’en réjouis si peu que je la trouve désastreuse. Certes la villa Médicis est un lieu merveilleux, certes ses jardins sont une splendeur, mais ce qui les rendait uniques, c’était leur silence, c’était leur tranquillité, c’était leur vide : bref c’était qu’ils fussent, sauf en quelques occasions particulières, fermés au public. Déchus en banal jardin municipal comme il y en a trois cents, ils perdent la plus grande part de leur vertu ontologique.
voir l’entrée du mercredi 28 mai 2014 dans Le Jour ni l’Heure
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