créée le mardi 19 août 2014, 10 h 50
modifiée le mardi 19 août 2014, 11 h 26Macé, Orne, hôtel Île de Sées, chambre 1, lundi 18 août 2014, minuit moins vingt. Que le mot culture, dans l’acception que nous lui donnons, ou que je lui donne, ou qu’il revêtait au temps d’André Malraux dans l’intitulé ministère de la Culture, que ce mot, donc, soit étroitement lié à la période bourgeoise de l’histoire des sociétés occidentales (1789-1968 ? 1750-1990 ?), je crois que c’est un point qu’on peut considérer comme acquis. Reste la question de son contenu. Ce que recouvrait ce mot en ce sens-là, est-ce également typiquement bourgeois, exclusivement lié à cette classe-là, et sans existence en dehors d’elle ? Ou bien — pour s’interroger là-dessus en termes différents — la culture est-elle un privilège de classe, un bien intangible et éternel que s’est approprié une classe pour en jouir un moment tandis qu’elle disposait du pouvoir, et dont une autre classe peut s’emparer pour en jouir à son tour, sans que les contenus changent ? Ou bien est-ce une création à son usage d’une classe au pouvoir, dont une autre classe ne saura que faire et qu’elle ne pourra pas conserver, même si elle décide de garder le mot pour des raisons de prestige, de commodité, ou simplement par habitude ?
Je dois dire que j’ai longtemps penché et penche encore, officiellement (dans l’“officiel” de mon for intérieur…) pour la première hypothèse, beaucoup plus plaisante et flatteuse, il faut bien le reconnaître, au moins pour toute personne raisonnablement cultivée : la culture est un corpus sacré que les hommes se transmettent d’âge en âge, et dont jouissent en priorité, par privilège de leur pouvoir, les classes au pouvoir (et quand elles perdent le pouvoir elles transmettent ce privilège, sans rien changer de sa matière, de son contenu, à la classe qui leur succède aux affaires). Cependant la deuxième hypothèse se présente avec de plus en plus d’insistance et de puissance de conviction à mon esprit. Les faits paraissent la corroborer tous les jours (et pas l’autre). Selon elle, donc, les contenus varient avec les détenteurs du pouvoir. Avoir le pouvoir, être au pouvoir, c’est précisément avoir les moyens d’imposer les contenus que l’on souhaite et que l’on a intérêt à promouvoir.
Sous le coup de l’exaspération j’écrivais l’autre matin, sur Facebook et Twitter, qu’il était très difficile de ne pas penser que les animateurs de France Musique, notamment ceux qui officient entre huit et neuf heures du matin, ces temps-ci, étaient habités par une véritable haine de la musique, et de ses amateurs traditionnels. En effet ils choisissent de diffuser tant de brouets sonores insupportables et musicalement ignominieux qu’on se demande s’ils n’ont pas reçu pour mission de pousser à bout les mélomanes ancienne manière et de les forcer à évacuer les lieux, ou les ondes ; et si par hasard ils ont fait entendre un enregistrement qui relève de l’ancien sens du mot musique, ils s’empressent, avec une farouche impatience, de diffuser aussitôt après, sans transition aucune, des morceaux qui ne peuvent que mettre hors d’eux les auditeurs enchantés de ce qui précédait. Non seulement on les entend ne pas s’entendre, comme disait Barthes, on les entend ne pas avoir entendu, ne pas avoir aimé, ne même pas avoir écouté (car il n’est pas possible, à mon avis, d’avoir aimé et entendu un quatuor de Janácek si juste après et sans transition on fait entendre une transcription pour orchestre d’accordéons d’une chanson de Michel Polnareff). Ce matin, après trois minutes de Couperin, nous nous sommes quittés sur la promesse d’une belle et longue émission consacrée à Frank Sinatra.
Jérôme Vallet pense souvent comme moi, et même plus que moi, plus brutalement, avec moins de prudences et de précautions oratoires. Sous ces réflexions miennes, qu’il partage entièrement je crois, il notait que ce qui s’entendait là, dans les programmations et les commentaires des animateurs de France Musique, c’était un concert de cris de victoire. La petite bourgeoisie triomphante, sur l’une et l’autre stations jadis “bourgeoises”, France Culture, France Musique, s’évertue à pourchasser et à humilier les ultimes traces culturelles de la bourgeoisie, hurlant à cette classe :
« Disparaissez, mourez, laissez-nous toute la place ! »
Je suis de longue date persuadé que la plus claire composante structurelle de la vie de l’esprit et des arts depuis cinquante ans c’est le ressentiment de classe, la haine des pauvres pour les riches, des individus non cultivés pour ceux qui le sont, des prolétaires et des petits-bourgeois pour les bourgeois et les nantis (culturellement et financièrement, selon un amalgame à la fois très abusif, très erroné dans le détail et très explicable, très justifié globalement). C’est cette fois l’ancien sous-préfet, auquel je parlais la semaine dernière du traumatisme que m’avait causé la présence de Mme le ministre de la Culture à l’enterrement de Georges Moustaki tandis que se déroulaient sans elle, exactement au même moment, les funérailles d’Henri Dutilleux, qui me faisait remarquer que Mme la ministre était d’extraction très modeste et que ce geste, ou ce non-geste, était une affirmation véhémente et très réfléchie du désir d’une classe de marquer son territoire et de bien signifier sa conquête : la musique, désormais, ce sera aussi cela (et bientôt ce ne sera que cela).
voir l’entrée du lundi 18 août 2014 dans Le Jour ni l’Heure
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