créée le samedi 12 mars 2016, 15 h 39
modifiée le samedi 12 mars 2016, 15 h 58Plieux, vendredi 11 mars 2016, une heure moins vingt (le 12). J’aimais bien, dans Les Arpenteurs, de Michel Soutter, que nous regardions un peu par hasard, tout à l’heure, après dîner, un monde suisse où rien n’était laid, en 1972 : ni les maisons, ni les jardins (surtout pas les jardins), ni même les mots (un peu les hommes, tout de même, bien qu’on pensât beaucoup à Gustave Roud) ; un monde d’avant le désastre où, comme par hasard, la musique était empruntée à Brahms, principalement, et plus rarement à Schubert. Puis je me suis avisé que j’avais pris pour un aspect tout à fait secondaire et presque involontaire de ce film, auquel me rendait sensible un excès de mélancolie, qu’il charmait, ce qui était bel et bien, en fait, son thème principal, voire son sujet : la perte, en somme. Cette jolie vieille maison, ce jardin, ces murets, tout cela va disparaître, est déjà condamné. Alice (Marie Dubois) l’explique tardivement au Grand Arpenteur, Léon (Jean-Luc Bideau) : n’entend-il pas déjà les pelleteuses qui vont passer à l’action d’un jour ni l’autre ? Le discours de la jeune femme est étonnamment semblable, sur un mode un peu moins lyrique, à celui, sublime, de Puck au bord du Pô, quelques années plus tôt, dans Prima della Rivoluzione. Il est d’ailleurs tout aussi explicite. Elle dit en substance :
« Nous étions des privilégiés [d’habiter seuls un si bel endroit]. C’est fini : cette propriété va devenir un jardin public [c’est-à-dire rien — mais cela c’est moi qui l’ajoute] ».
Il me semble qu’il est même question dans ses propos — que je n’ai entendus qu’une fois, en dormant à moitié, et sans me rendre compte, sur le moment, qu’ils étaient capitaux — du petit nombre et du grand : nous étions ici deux ou trois, ce sera désormais un lieu ouvert à tous. Elle dit cela en souriant, je crois bien, comme quelqu’un qui expose une fatalité contre laquelle il serait tout à fait vain de se révolter : mais c’est toute la mélancolie moderne, du moderne, qui s’exprime là ; c’est la voix du désenchantement du monde, et même du monde déjà désenchanté. Désenchantement et mélancolie sont amenés par une exigence et par un phénomène étroitement liés : l’égalité et la surpopulation. Toujours, toujours, toujours, Salomon, les deux mères et les deux enfants (nous avons revu une version du tableau de Valentin, à Rome, au palais Barberin, récemment) : ce qui ne peut être à tous doit périr, ce qui est à tous est mort. Le pourtoussisme est un nihilisme.
Une valeur, si c’est bien le mot, qui me devient de plus en plus sympathique, tandis que je vieillis, et bien qu’elle soit très antipathique, ou justement pour cette raison, et surtout gravement entachée de ridicule (tout pour me plaire, décidément), bien que tout l’ordre social ait reposé sur elle pendant des siècles, c’est la propriété. Inutile de souligner la belle amphibologie du terme : propriété d’un jardin, propriété d’un mot, propriété d’un geste — leur caractère approprié, c’est-à-dire juste, adéquat, pertinent.
La propriété n’est pas le vol — cela, c’est la thèse des désenchanteurs, des intellectuels, des égalitaires, des socialistes, des partageux, des ressentimenteux. La propriété c’est la jouissance, l’enchantement, la solitude, la justesse et la liberté de la présence au monde. J’ai écrit bien souvent que la civilisation avait été inventée pour rendre possible la solitude ; on pourrait en dire autant de la propriété : non seulement la solitude, mais l’indépendance, la dignité, le quant-à-soi, le retrait, la mise à distance, le silence. Toutes les tyrannies s’en prennent à elle, qu’elles soient celles des dictateurs, qui confisquent, ou des masses, qui expulsent. La surpopulation va rendre impossible la propriété (des sols), l’émietter jusqu’à la dissolution ou en faire un luxe inouï, réservé à l’hyperclasse mondialisée, à la frange multimilliardaire de la petite bourgeoisie dictatoriale. Elle a déjà inventé la copropriété, qui est une contradiction dans les termes. À Londres on ne partage plus seulement les appartements mais les chambres et quelquefois les lits (en dehors de toute connotation sexuelle). Le dortoir est l’avenir de l’espèce, la cité-dortoir l’avenir de l’espace. Le village universel qu’implique et que promeut le Grand Remplacement n’est pas du tout un village (pas plus que les fermes aux mille veaux ne sont des fermes) : c’est une banlieue généralisée, entrecoupée de terrains vagues — un espace-poubelle, pour une humanité-déchet.
Le mot propriétaire fait immédiatement venir à l’esprit des bourgeois ventripotents, égoïstes, incultes et imbéciles. Or la propriété est la condition même de la poésie, au contraire, comme le montre à merveille, peut-être sans l’avoir voulu (mais je crois que c’est assez délibéré), le film de Michel Sutter. Supprimez la propriété, vous n’aurez plus que des allées goudronnées avec des lampadaires à boules blanches, des bancs en ciment granulé et des jeux d’enfants en matière plastique jaune, rouge et verte — le nourrisson mort, corps tranché par le bourreau, de l’apologue éternel de Salomon et des deux mères.
Il va sans dire que celui qui écrit ceci est l’expulsé des Garnaudes, à Chamalières, à treize ans. Cet épisode a décidé de ma vie, de mes désirs et de mes pensées, qui sont une seule et même chose. Je n’ai plus éprouvé après lui que le désenchantement du monde, et j’ai cherché tant bien que mal à le réenchanter par moment, dans des parcs clos de murs, à la villa Médicis, à la villa Cimbrone, dans le jardin anglais de Caserte.
Contre-épreuve, nous avons vu hier, au journal de France 2, je crois bien, un “sujet” désespérant sur Mauriac, gros bourg du Cantal qui représentait pour ma famille et pour moi, quand j’étais enfant, dans le Puy-de-Dôme beaucoup moins rude, l’image même de la rusticité, de la vraie montagne, presque de la sauvagerie (au sens où nous disions qu’un site était sauvage, et c’était un grand compliment : inabîmé, intact, intouché par l’homme). Or, Mauriac, les images aériennes le montraient sans aucun doute possible, est devenue une banlieue comme une autre (banlieue de rien, banlieue indépendante, banlieue pour la banlieue, banlieue de l’être), où la plus grande part de l’espace, et de loin, s’est transformée sinistrement en une vaste zone commerciale, industrielle et artisanale comme il y en a partout dans le monde, hideuse, interchangeable, désespérante pour l’âme ; tandis que la plupart des fermes ont disparu, expropriées, les rares qui subsistent, déplacées vers une périphérie toujours plus lointaine (où elles ne vont pas tarder à se heurter à d’autres “villes”), étant celles qui ont accepté l’industrialisation de l’agriculture et de l’élevage, c’est-à-dire la chosification du vivant.
Et c’est ainsi qu’Allah est grand, comme on dit à Clermont-Ferrand, ne croyant pas si bien dire ; et que le remplacisme est un tout, pour citer ce pauvre Camus (savoir ce qu’il est devenu, celui-là…).
voir l’entrée du vendredi 11 mars 2016 dans Le Jour ni l’Heure
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