créée le dimanche 22 décembre 2019, 0 h 08
modifiée le lundi 23 décembre 2019, 1 h 07Plieux, samedi 21 décembre 2019, sept heures vingt, le soir. Quand il est illuminé de l’intérieur le bâtiment de L. est vraiment magnifique dans la nuit, surtout les jours de pluie, de grande pluie, comme aujourd’hui, qui font devant lui de larges flaques peu profondes où il se mire, de sorte qu’on le voit deux fois, de la salle des Vents, et plus majestueux encore. C’est une grande chance, parmi tant de soucis domestiques et de déconvenues, qu’il ait été si bien restauré, c’est-à-dire si peu, il faut bien le dire, quoiqu’à grands frais. On lui a laissé tout ce qui lui restait de splendide et profond crépi ocre, et les sobres huisseries dont on l’a doté lui confèrent une solennité dont j’ai toujours su qu’elle était en lui, tout ferme qu’il fut longtemps, et de naissance. Le génie néo-classique se manifeste en son ordonnance avec autant de simplicité rurale que de grandeur, et l’on croit contempler dans sa longue façade basse la sévère orangerie d’un considérable château, ou d’un (petit) palais royal. Manque ici un vers de Bonnefoy, ou peut-être une prose (“Dévotion” ?) — il y est question de l’orangerie française.
Non, pas “Dévotion” : “L’acte et le lieu de la poésie”, 1958 — texte admirable de bout en bout, et que je me reproche d’avoir négligé trop longtemps, inexplicablement, comme l’autre jour les deux quatuors de l’opus 51 de Brahms. Dunque :
« Et ainsi, je suppose, s’approchait-on, dans ce siècle qu’on dit solaire [le XVIIe siècle] et sur le sable qui crisse, des orangeries fermées. Car je les tiens pour la clef emblématique, la conscience latente de cette époque, elles que leurs grandes fenêtres, sous l’admirable plein cintre [c’est tout à fait cela, un siècle et demi plus tard…], ouvrent au soleil de l’être [carrément…], elles qui n’ont pas de parties sombres, elles qui préfigurent, par ces fleurs et ces plantes exemplaires qu’elles accueillent, le jardin mallarméen à venir — mais que la nuit, ou le souvenir de la nuit, emplit d’un léger goût de sang sacrificiel, comme si un acte profond devait une fois y avoir lieu. »
La suite est dans les Églogues, Travers II, Été, 1.1 :
« L’orangerie française est l’index de nuit, l’un des “mille chemins ouverts” que Racine avoue, et plus encore ce moi vacant, la poésie classique elle-même, qui se connaît presque mais sans agir, qui attend qu’une intuition l’accomplisse, et qui va exercer pour cette raison sans doute, sur la poésie ultérieure, une irréductible fascination ».
Puis :
« Il faudra venir à l’orangerie, appuyer son front à ses vitres noires ».
Curieusement, ce n’est pas à des orangeries françaises, comme le voudrait Bonnefoy, que vont mes pensées en errance, ce soir : mais à celle de Fulda, dans la Hesse, peut-être parce que nous y fûmes un jour de pluie (je crois, mais c’est bien loin…), alors que nous revenions de Suède ou de Norvège, il y a une dizaine d’années. Pierre y cherchait la trace d’une consœur allemande du collège de Noisiel, Roswitha Schmidt, étrange comme son nom m’est resté ; je voulais y voir depuis toujours une crypte ou un baptistère carolingiens ; nous y marchâmes dans un beau jardin, entre deux palais ; et au haut bout de ce jardin il y avait un long bâtiment bas, que je vois aujourd’hui, à tort ou à raison, comme une orangerie baroque, et qui abritait la magnifique salle des petits déjeuners, ou de restaurant, d’un grand hôtel voisin, où j’aimerais bien descendre un jour, s’il y a encore des jours. Hélas, l’histoire et la vie personnelle paraissent prendre le même chemin : It’s closing time in the gardens of the West. « Le mot est l’âme de ce qu’il nomme, nous semble-t-il, son âme toujours intacte » — saurait-on être plus cratylien, mieux définir Cratyle ?
voir l’entrée du samedi 21 décembre 2019 dans Le Jour ni l’Heure
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