créée le mercredi 7 juin 2023, 18 h 29
modifiée le mercredi 7 juin 2023, 18 h 37Plieux, mercredi 7 juin 2023, midi moins le quart. Tandis que je copiais ici, hier, la belle lettre de Farid Tali, faisaient rage sur Twitter toute sorte de petites querelles étroitement liées au thème dont elle traitait. C’était d’abord, et principalement, une fureur quasi générale contre moi parce que je m’étais permis de déplorer que Novak Djokovic, le champion serbe de tennis, projette devant lui un avant-bras tendu poing serré, quand il gagne. Comme Djokovic est adoré, en particulier des pro-Serbes et des anti-vax, mais pas seulement, mais aussi et surtout parce que presque plus personne ne voit les choses comme je fais, ni dans ce geste une obscénité déplacée, la terre entière m’est tombée dessus. Il est vrai que j’ai toujours eu les plus fortes objections à formuler contre les gens qui traitent d’enculés ceux dont ils désapprouvent la conduite, ceux qui s’écrient qu’est-ce que je lui ai mis !, on les a bien baisés ou au contraire on s’est vraiment fait baiser en cas de succès ou de défaite, ou contre la langue anglaise qui à la première contrariété dit fuck you, get fucked ou go fuck yourself — c’est bien l’occasion de citer encore un fois Montaigne et « Qu’a faict l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste… »
Les défenseurs de Djokovic, qui sont légion, tandis que les miens sont une poignée, deux ou trois femmes, essentiellement, soutiennent que son geste n’a aucune connotation sexuelle, et rien d’insultant pour le vaincu. C’est peut-être vrai dans l’esprit de Djokovic, et de tous ceux qui font comme lui, mais il n’en reste pas moins que le geste veut dire “Qu’est-ce que je lui ai mis !” ou “Vous avez vu comme je l’ai bien baisé ?” — ce qui au demeurant, et sans vouloir être injuste avec Néandertal, reflète une conception néandertalienne du sexe, assimilé toujours à un combat avec un vainqueur triomphant, le baiseur, et un vaincu humilié, le baisé, ou la baisée. Que pourrait bien signifier d’autre un avant-bras tendu et tumescent, mis en avant d’un air rageur ? Et quel sens revêt-il, juste après un match gagné ?
Au demeurant je ne m’en prends pas à Djokovic en particulier, qui est sans doute bien loin d’être le pire. Et d’ailleurs ses défenseurs font remarquer que tous les joueurs, et même les joueuses, font la même chose, ce qui est à peu près ce que je veux dire. Le tennis, de jeu hautement formaliste et superbement élégant qu’il était, où régnaient la contrainte et le style, a dégénéré en cinquante ans — les cinquante années du génocide par substitution en Europe — en foire d’empoigne, où joueurs et joueuses aux tenues bigarrées, publicitaires et laides, se roulent par terre hystériquement au premier point marqué, devant un public aussi mal fagoté qu’eux, et qui se tient aussi mal. Ce qui était dans le sport, comme le cricket ou l’escrime, une enclave de haute civilisation, de rite et d’occasions d’in-nocence, est devenu une affreuse kermesse médiatique et spectaculaire-marchande.
Un autre thème de bisbille, autour duquel j’étais également tout à fait minoritaire, mais un peu moins tout de même, avait pour origine, lui, une réflexion mienne à propos de l’omniprésent Elon Musk, qu’on voyait débattre avec je ne sais qui et arborer ce faisant un vieux T-shirt pendouillant et froissé, d’une propreté douteuse. « J’ouvre une cagnotte pour lui offrir une chemise » avais-je imprudemment écrit. Sur quoi avalanche de protestations furibondes, expliquant que le T-shirt froissé était la marque et la preuve de l’indépendance d’esprit de Musk, qui pouvait s’acheter toutes les chemises qu’il voulait (comme si j’en avais jamais douté…) mais qui ne s’inclinait pas devant les puissants en revêtant pour leur complaire le costume et la cravate d’uniforme. Cependant, pour les puissants, et surtout les super-puissants — qu’on songe à Gates ou Zuckerberg —, c’est le T-shirt qui est l’uniforme, comme il est au sein de la MHI, avec le nom des marques, celui de la servitude volontaire, par un étonnant rappel de la Ford T, objet fétiche et fondateur du remplacisme global, et de la tenue des serfs du Moyen-Âge. Il est d’ailleurs étonnant, et bien révélateur de la prolétarisation générale, que la chemise, jadis symbole du relâchement et du mépris des formes (« Il nous a reçus en chemise ! »), soit devenue parmi nous un signe de prospérité ostentatoire, presque une provocation sociale (« Il met toujours une chemise ! »).
Défenseurs du T-shirt comme signe d’indépendance ou du semi-bras d’honneur et du roulement hystérique sur la terre battue au stade Roland-Garros sont parfaitement cohérents s’ils sont d’autre part (mais c’est à peine d’autre part) partisans du changement de peuple et de civilisation, autant dire du génocide par substitution. Qui souhaite le Grand Remplacement ne peut qu’être favorable au Petit. Ce sont les autres que je ne comprends pas, et en tout cas qui ne me comprennent pas. Ils ne veulent pas de la submersion migratoire, de l’islamisation, de la créolisation, de l’archipellisation fourquetienne, mais ils ne voient aucun inconvénient à tout ce qui permet ces phénomènes et les amène, l’effondrement interne de la civilisation, sa liquéfaction baumanienne, la dérèglementation de la langue, la déstructuration du vêtement, la déconstruction des rapports sociaux, la prolétarisation des rapports sociaux et de tout. Il n’est que d’observer un match de tennis en 1950 et aujourd’hui, le métro parisien en 1950 et aujourd’hui, une soirée au théâtre ou à l’opéra en 1950 et aujourd’hui, une salle de classe, un défilé de mode, un amphithéâtre d’université, une terrasse de café, les salles d’un musée ou d’une exposition, pour comprendre que ce que nous sommes est impossible à défendre parce que ce n’est rien, ça n’a pas de forme, ça n’a pas d’angle, pas d’arêtes, pas de ligne, pas de volonté, pas de contrainte : c’est liquide, c’est de l’eau, c’est du vent, mais plus un pet qu’un aquilon. La MSI (Matière Sociétale Indifférenciée) appelle la MHI, qui, il est vrai, le lui rend bien.
Je ne dis rien d’autre depuis cinquante ans (cf. par ex. les Notes sur les manières du temps, 1985). Mais plus je le dis moins je suis compris et plus je suis seul, comme le remarque Tali ; car plus se vérifie mon propos moins il y a de gens pour l’entendre : c’est qu’il y ait moins de gens pour l’entendre qui le vérifie. Il en va là exactement comme pour le Grand Remplacement : plus les avertissements qu’on profère à son sujet sont fondés, moins est élevée la proportion de lecteurs et d’électeurs qui vont s’en alarmer ; plus ce qu’on dit de lui est juste, plus il y a de monde pour s’indigner de ce qu’on en dit (c’est l’éternelle histoire du type qui fait une conférence sur le danger et l’imminente arrivée des androïdes devant un parterre exclusivement composé d’androïdes). Hier, à propos de Djokovic et du semi-bras d’honneur, toute sorte d’habitués et de fidèles me manifestaient que non, cette fois, ils ne me suivraient pas, j’allais trop loin (ce qu’ils appellent aller trop loin c’est rester plus obstinément sur place). Emmanuel Carrère prédisait et décrivait assez exactement cela dans l’article très méchant et très drôle (gentiment méchant, naturellement, méchamment gentil, sourdement rageur) qu’il me consacrait, sous le titre de “Notes d’un second couteau du Journal”, dans l’excellent et très élégant numéro 10 d’écritures (un bel objet, vraiment, je viens de le tirer des rayonnages), la revue littéraire de l’université de Liège, octobre 1998 :
« En ce sens Renaud est un clone tellement pur qu’il est irréplicable, voué à une solitude qui le définit aussi comme écrivain, ne consentant à être lu que par qui lui ressemble, testant et décourageant sans cesse les candidats (« Ah, vous croyez être un lecteur fidèle ? Et si je vous balançais L’ombre gagne entre les dents ? »), élevant autour des livres où il persévère dans son être un cordon sanitaire de private-jokes et de précautions dissuasives, qui, en bonne logique, devrait un jour laisser au dehors jusqu’au dernier carré des alter egos, Flatters, notre grand ami Hubert et, pour finir, Renaud lui-même : il écrira sa langue et ne la comprendra pas ».
Comme c’est beau, et si juste… — ce sont des variations prémonitoires sur ce qu’écrivait hier Farid Tali (et qui suscite, naturellement, un grand enthousiasme autour de moi).
voir l’entrée du mercredi 7 juin 2023 dans Le Jour ni l’Heure
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