Cancer. Journal 2023

créée le lundi 17 juillet 2023, 15 h 37
modifiée le lundi 17 juillet 2023, 18 h 50
Plieux, lundi 17 juillet 2023, dix heures du matin.
J’aurai vu, au cours de ma vie, l’effondrement du musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Est-il un symbole de l’effondrement de la Belgique ?

Dans les années soixante-dix du siècle dernier, lorsque, jeune homme, j’allais en Belgique, le musée de Bruxelles (je dis musée de Bruxelles par commodité, comme on dit Amérique pour États-Unis) était l’un des grands musées d’Europe. Certes il avait des manques, mais quel grand musée n’en a pas ? Et comme il possédait une très belle collection d’art contemporain, on lui adjoignit une aile, d’une architecture discutable, dans le contexte, mais qui lui permettait d’exposer ses trésors en disposant de tout l’espace souhaitable. Ce fut probablement son acmé.

Aujourd’hui on peut certes y passer encore de très agréables et instructifs moments, mais c’est devenu un lieu incompréhensible, sans queue ni tête, et qui, à force de n’avoir plus de sens, n’a plus d’être.

Il faut dire qu’il n’a pas eu de chance. Ses collections ont beaucoup perdu en prestige. Ainsi, “de mon temps”, ce qui en constituait le fleuron, c’était le Paysage avec la chute d’Icare, de Brueghel l’Ancien, qui aujourd’hui n’est même plus considéré avec certitude comme une copie, même plus attribué à Brueghel le Jeune, même plus donné comme une image assurément exacte de ce qu’aurait conçu originellement le maître. C’est au point que ce qui faisait la plus grande part de la gloire du tableau, ce qui a fait couler le plus d’encre lyrique, littéraire et critique, la géniale distraction du laboureur, tout occupé à sa charrue et à son champ tandis que se déroule dans un coin, en tout petit, un des événements majeurs de la mythologie occidentale, la chute d’Icare, à peine figurée par une paire de jambes assez maladroitement peintes qui se débattent au-dessus des flots, pourrait bien n’être dû qu’à une maladresse d’épigone, une afterthought, dont ne permettrait guère de rendre compte, de toute façon, le très mauvais état du tableau.

Bosch, alors, La Tentation de saint Antoine, qui retient beaucoup les regards et les corps ? Mais l’original est à Lisbonne et le statut de copie, posthume, qui pis est, du tableau de Bruxelles, n’est cette fois-ci remis en cause par personne.

Dans les salles du XVIe siècle, qui est censé être la grande époque de la peinture “belge”, les copies sont mélangées sans vergogne aux originaux, et les trois ou quatre Brueghel attestés sont entourés de toute part, sans précaution particulière, par quelques beaux échantillons de la production innombrable, étalée sur près d’un siècle, des ateliers familiaux — Pieter II étant le plus actif des réinterprètes, pour ne pas dire des exploiteurs patentés, de la gloire du père. La vérité est qu’on n’y comprend pas grand-chose. Il faudrait sinon une vie, du moins trois mois de vacances à Bruxelles, pour démêler l’écheveau. Ainsi il y a bien une Adoration des mages de l’Ancien, mais c’est une tempera sur toile qui ne ressemble en rien à L’Adoration des mages dans un paysage d’hiver, tardive copie parmi beaucoup d’autres, par Pieter II, et pas la plus célébrée, d’un original de son père, conservé en Suisse, au musée Oskar Reinhart “Am Römerholz”, à Winthertour. La toile de Bruxelles, datable de 1610 à peu près, paraît reprendre la composition générale, mutatis mutandis, d’un Démembrement de Bethléem de 1566. Pour tout arranger l’un des plus boschiens des tableaux du musée, La Chute des anges rebelles, est peint en 1562, dans le style de son illustre prédécesseur Jérôme Bosch, par Brueghel l’Ancien, qui semble donc avoir disposé d’au moins trois styles très différents, dont le plus avancé, pré-baroque, n’est pas le plus original.

Dans ces conditions confuses, et puisque, pour Rubens, il faut plutôt aller à Anvers, je présume, ou à Madrid, ou à Florence, ou à Paris, quel est le “clou” du musée de Bruxelles, s’il en faut un ? La Mort de Marat, je suppose, superbe, très supérieure à la version du Louvre, qui d’ailleurs n’est pas autographe. Mais ce David est là par accident, il n’a rien à voir avec la peinture “belge”, on tombe sur lui également par accident, dans des salles qui sont tout à fait soustraites au moindre ordre chronologique et spatial ; et l’on a le plus grand mal à le trouver dans l’un des trois catalogues de formats et de styles très différents, eux aussi, qu’on est forcé d’acquérir si l’on veut garder une trace et un aide-mémoire de sa visite : Old Masters, ainsi intitulé même dans sa version française (en référence au poème d’Auden, il est vrai (About suffering they were never wrong, / The Old Masters)), pour la peinture antérieure au XIXe siècle ; Musée fin de siècle, pour l’art belge entre 1870 et 1914 ; et L’Art des 20e et 21e siècles (sic), pour l’art moderne et contemporain — mais là il s’agit d’un catalogue in abstracto, d’un catalogue de ce que vous ne verrez pas, Nolde, Poliakoff, Twombly, Van Lint, Opalka, Richard Long, car la très riche collection d’art moderne n’est plus exposée depuis des années. Comme je crois l’avoir déjà relevé, si l’on demande aux gardiens, dans les salles fin-de-siècle, où sont les salles d’art moderne, ils répondent qu’on leur a dit de dire qu’elles sont où l’on se trouve, là, ici même, entre Khnopff et Félicien Rops.

Il semble bien qu’il faille incriminer ici un homme, Michel Draguet, directeur général des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Il faudrait l’entendre. Il a certainement des raisons à fournir, des arguments à avancer pour sa défense, et peut-être pour sa gloire, qui expliqueraient son long pouvoir et ses très singuliers partis, qui semblent indéfendables. Vue de l’extérieur, et pour qui débarque, son action paraît nocente en tout point, à un degré tel qu’on ne comprend pas comment il est possible que personne ne se soit révolté, depuis le temps qu’elle s’exerce — mais après tout, en Belgique comme en France, en Belgique plus encore qu’en France, semble-t-il, la population indigène est submergée sous les populations étrangères importées, remplacée par elles, et personne ne se révolte non plus : alors…

Spécialiste de Khnopff et de Magritte, Draguet a commencé par vider purement et simplement les salles d’art moderne et contemporain de leur contenu, par en faire disparaître les collections. Il paraît que certaines pièces en sont visibles ici ou là, dans d’autres institutions. Mais au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, rien qui soit postérieur à la Grande Guerre, sinon l’amusant et pompeux portrait d’un donateur, le comte della Faille de Leverghem, ambassadeur de Belgique, en 1934. M. Draguet déteste-t-il l’art contemporain ? L’estime-t-il nul et non avenu ? C’est possible. C’est une opinion qui ne m’indigne pas, elle me semble parfaitement soutenable (presqu’aucune opinion ne m’indigne, à vrai dire, et je trouve la plupart à peu près soutenables). Mais de là à fermer une énorme partie d’un musée, et à faire disparaître un siècle entier d’histoire de l’art, parce que ce siècle ne vous plaît pas (je ne sais pas du tout si c’est l’explication), peu de tyrans s’y aventureraient.

M. Draguet a écrit des livres sur Khnopff et sur Magritte. Il y a “donc” (?) dans le grand musée de Bruxelles (dont on ne sait même plus comment il s’appelle, tellement tout cela est illogique et désordonné…) des salles intitulées “Musée fin de siècle” (je crois que ce sont celles où se trouvait jadis l’art moderne) ; et il y a à côté un musée Magritte, peut-être en partie pour des raisons économiques, je ne sais, Magritte traînant après lui les foules car il est un des artistes favoris des gens qui n’aiment pas la peinture, lesquels sont nettement majoritaires dans le public. Cependant, à l’intérieur du bâtiment principal, il y avait lors de notre passage, le 7 mai dernier, une grande exposition Magritte, que nous ne visitâmes point, faute de temps, non plus que le musée du même nom, attenant : ou bien l’exposition et le musée sont-ils une seule et même chose, et liés par quelque passage secret, souterrain ? C’est absolument à n’y rien comprendre. On ne sait jamais où on est, d’ailleurs on n’est jamais nulle part. Et, au fond, c’est tout à fait à l’image de l’éducation moderne et, par voie de conséquence, de la culture des individus aujourd’hui. Il y a des lambeaux de connaissance, parfois très pointue, et d’agrément, parfois très vif, qui flottent dans l’air sans se toucher jamais, comme de gros dirigeables, et que l’absence de lien entre eux prive de sens. Liquéfaction générale, sans doute revendiquée, comme pour la langue : aucune contrainte, aucune structure, aucune syntaxe, aucune chronologie. D’ailleurs, paresse ou prudence, la date des tableaux des Musées royaux n’est presque jamais indiquée, ni sur les cartouches, ni dans les “catalogues”, ni a posteriori sur la Toile. Je m’épuise à tâcher de la retrouver chaque fois, pour mes photographies.

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