Renaud Camus, moraliste scandaleux ?
Par Alexandre Albert-Galtier
C'est avec stupeur et consternation que les lecteurs de Renaud Camus ont suivi les accusations d'antisémitisme qui ont été portées contre lui à la suite de la publication de La Campagne de France. Certains de ces lecteurs, qui apprécient depuis plus de vingt ans les quelque quarante livres que Renaud Camus a publiés, s'interrogent : aurions-nous été abusés ? Lisons-nous et admirons-nous un auteur antisémite ou raciste sans le savoir ?
L'antisémitisme se définit par l'hostilité à l'égard des juifs et la volonté de faire prendre contre eux des mesures d'exception. Il est évident que Renaud Camus n'a jamais appel à aucune mesure d'exception. Il est aussi évidentqu'il n'a jamais, y compris dans les passages cités dans LeMonde et Libération, exprimé d'hostilité à l'égard des juifs.
Renaud Camus s'ingénie souvent à se faire l'avocat du diable. Pourquoi ? Parce que, d'une page à l'autre de son Journal, il s'essaie à pousser les prises de position, parfois jusqu'à l'erreur ou à l'absurde. Ce faisant, il accomplit sa tâche d'écrivain moraliste. "L'affaire Renaud Camus" a deux faces : l'une est celle que les journalistes ont donnée de cet écrivain à travers quelques citations brûlantes hors contexte, l'autre est du ressort de l'analyselittéraire.
Les journalistes font leur métier en attirant l'attention du public sur des propos qui peuvent paraître scandaleux. Mais le devoir d'information devrait les inviter à ajouter une phrase de ce genre : «Ces propos de La Campagne de France sont d'autant plus troublants que leur auteur, Renaud Camus, est connu pour ses engagements courageux. » Le devoir d'information exige qu'on signale au public combien cette affaire a dès le départ des résonances paradoxales : un écrivain libéral qui tient des propos qui scandalisent. La littérature est rarement une affaire simple.
Sur le plan littéraire, La Campagne de France est le plus beau des volumes du Journal de Renaud Camus. Les textes sur Jean Puyaubert, sur le livre retrouvé de Valéry Larbaud, sur la tentation du suicide, les interrogations sur Poussin, l'innocence de la sexualité, l'adieu à Domenico, la lumière de Plieux sont des pages d'anthologie. Il eût été bien plussimple de dénoncer des propos scandaleux dans un mauvais livre. Or ce n'est pas le cas. Par la diversité des tons, par la juxtaposition des registres, des plus familiers aux plus lyriques, par la richesse du style, le livre de Renaud Camus est une oeuvre littéraire remarquable.
Les pages fustigées de La Campagne de France appartiennent au genre du journal intime qui nécessite un certain recul pour être apprécié à sa juste valeur. Dans le Journal, les partis pris de Renaud Camus sont exprimés avec d'autant plus de vigueur que chaque prise de position est suivie ou précédée de son propre renversement et parfois même de sa contradiction. Renaud Camus n'épargne rien ni personne, à commencer par lui-même. Ici, il insiste sur une vision essentialiste de l'identité française (p.58-59), là, il souligne la relativité du discours nationaliste", discours d'un autre âge (p.54). L'exemple est significatif de la complexité de la pensée de Renaud Camus. Il adoptetour à tour plusieurs positions comme pour les éprouver. Ce faisant, n'accomplit-il pas son travail de moraliste, cherchant, à coups d'erreurs parfois, à distinguer le bienet le mal ? Pour qui connaît ses écrits, c'est là une pratique courante. Pour qui lit ces pages hors de leur contexte, ce sont des affirmations déroutantes. « J'écris tout ceci à toute allure (...), de cette façon se laissententendre plus fort et plus nettement la pulsion, et peut-être le préjugé, s'ils ne sont pas une seule et même force ». (p.60). Nul ne peut reprocher à un écrivain de selivrer à nu dans son journal. C'est son laboratoire.
Renaud Camus n'est pas naïf : il sait qu'il s'avance sur un terrain miné. Il aurait aimé le faire à travers le prisme de la fiction. Les hasards de la publication ont placé ce débat en porte-à-faux autour de son Journal. En fait, les passagesincriminés sont à rapprocher d'un ouvrage inédit de Renaud Camus intitulé L'Ombre gagne. Il fut refusé par POL, jugé trop dangereux. Une voix, dont on sait simplement par le titre qu'elle n'accède pas aux lumières de la connaissance,parle : elle dit le racisme, l'antisémitisme et l'homophobie. Elle dit aussi l'indicible, l'innommable, l'ordure et, hélas, la banalité. L'Ombre gagne sera publié et les clameurs d'indignations reprendront. Les procès Baudelaire et Flaubert nous ont appris que les causes perdues ont la vie dure, longue et obstinée.
Comment un homosexuel peut-il écrire des diatribes homophobes ? Comment un défenseur de la justice peut-il rapporter des propos racistes ? Il faut essayer de repenser la démarche générale de cet écrivain. Renaud Camus rappelle la nécessité du jugement moral. Il prône un discours simple sur la sexualité (c'est une des formes de la socialité et, à ce titre, elle constitue donc un discours ordinaire et non pas un tabou). Le château de Plieux est un engagement symbolique et emblématique : contre les pires résistances, créer un lieu de rencontre entre le passé et l'avenir au travers des interrogations posées par l'art contemporain. Vaisseaux Brûlés, son site Internet, est l'aboutissement de toutes les aventures formelles antérieures : aventures textuelles et exploration des différentes voies littéraires.
Engagement, enfin, contre le discours fermé où l'on est condamné pour crime d'intention ou de pensée sans avoir la possibilité d'être juge, sans même que les faits parviennent au jugement : une des figures de ce discours fermé est l'accusation d'antisémitisme. Plus de cinquante ans après la Shoah, Renaud Camus veut-il transgresser le tabou qui s'est érigé autour du discours sur l'antisémitisme ? Il est certes revenu sur le mot "race". Il a expliqué l'acception classique, peu usitée, dans laquelle il utilise ce terme, et il a clairement regretté les malentendus que l'expression inappropriée de "race juive" pouvait susciter.
Malheureusement, une fois le terme "antisémitisme" lancé, tous les arguments sont bons. Renaud Camus prétend qu'il n'est pas antisémite : voilà la preuve qu'il est antisémite, et si ce n'est la preuve, c'en est l'indice. De telles accusations ne sont guère recevables et n'honorent pas leurs auteurs. Accuser Renaud Camus d'antisémitisme, c'est utiliser une arme bien forte, disproportionnée par rapport àce qu'il dit. C'est aussi utiliser un terme qui doit garder tout son sens et toute sa force pour les véritables cas d'antisémitisme. Quel pouvoir restera-t-il à ce mot quand il aura été galvaudé ?
En matière littéraire les leçons du passé nous apprennent la prudence. Ce sont vers les antécédents illustres de Renaud Camus qu'il faut conduire les lecteurs néophytes qui s'interrogent sur la réalité de son oeuvre et sur sa démarche d'artiste.
De Montaigne, Renaud Camus a retenu ces leçons: chaque homme porte en soi la forme entière de l'humaine condition, l'universel commence par soi-même, les essais sont un exercice salutaire, une obligation de l'esprit.
Avec Saint-Simon, il partage le sentiment d'appartenir à un monde qui disparaît et la nécessité de résister, même s'il sait que sa cause est perdue.
A Voltaire, il emprunte son humour et son sens polémique qui se manifeste par une extraordinaire jubilation dans les variations sur les registres de la langue. Il partage surtout avec Voltaire son souci pour la recherche de la vérité et son sens de la justice.
Comme Chateaubriand, avec une incroyable indépendance, une sorte de culot historique, il a l'audace de toiser le siècle, de le juger poliment mais fermement.
Gide enfin: Renaud Camus l'égale par le courage et la prodigieuse curiosité pour les formes nouvelles explorées dans chaque ouvrage avec les risques que cela suppose, et la volonté de chercher la vérité même au prix de l'opprobre ou de l'incompréhension de ses compatriotes et de ses contemporains.
Alexandre Albert-Galtier
Alexandre Albert-Galtier est professeur associé de littérature française à l'université d'Oregon.