Interminable affaire Camus
Par Jan Baetens
S'il faut souhaiter que la polémique déclenchée par La Campagne de France se calme avec la republication du livre, les questions essentielles qu'ont fait naître les pages incriminées et quelques autres continueront inexorablement à lancer de nouveaux débats, de nouvelles controverses, de nouveaux déchirements. On se tromperait toutefois à les réduire à l'oeuvre du seul Renaud Camus. En effet, ce que l'on a vu se produire à la sortie de La Campagne de France est moins la discussion autour d'un livre puis, très vite, autour de son auteur, mais une confrontation autour de ce qui est au coeur de n'importe quel texte littéraire digne de ce nom: le sens, c'est-à-dire le sens en tant que défi et problème, comme enjeu décisif de toute parole littéraire (et de toute parole en général, la littérature ne faisant qu'agrandir et interroger ce qu'il en est du sens dans le langage tout court: c'est là d'ailleurs sa justification profonde).
Dans La Campagne de France, le sens fait donc problème. Non pas seulement en ce que, selon plus d'un lecteur, certaines pages disent, voire défendent des choses indicibles, littérairement et juridiquement interdites d'expression, mais aussi et surtout en ce que l'attribution et la détermination mêmes du sens semblent s'esquiver et s'échapper, pour devenir elles-mêmes objet de controverse. Il importe en effet de bien distinguer deux niveaux dans le débat. A un premier niveau (celui qu'engage la notion juridique de liberté d'expression), la question est de savoir si oui ou non Renaud Camus peut écrire ou, plus exactement, publier ce que l'on peut lire à tel ou tel endroit de La Campagne de France. A un second niveau (qu'il faut qualifier de sémiotique, quand bien même ses implications juridiques sont évidemment réelles et capitales), la question est de savoir si oui ou non le texte de Renaud Camus signifie vraiment ce qu'on pense qu'il signifie. L'interprétation antisémite donnée par les adversaires de Renaud Camus est en effet contestée par d'autres lecteurs (sans que cette contestation signifie qu'ils souscrivent pour autant à ce qu'ils pensent, eux, être les positions de l'auteur). Selon ces derniers, une erreur d'interprétation a été commise suite à la manière dont certains passages ont été sortis de leur contexte, puis offerts au jugement d'un public qui n'avait pas les moyens d'en juger par lui-même, faute du livre d'abord, faute des précisions et mises au point de l'auteur ensuite (dans un premier temps on ne pouvait prendre connaissance des réponses aux journaux que sur le site web de l'auteur même).
Vu la gravité des accusations, l'on comprend que les amis et partisans de Renaud Camus aient suivi la démarche qui a été la leur dans les premières semaines de la polémique. Cependant, force est de se demander si pareille démarche rend justice à l'écriture de Renaud Camus même, où l'interrogation de tout sens figé, son dérangement et sa perturbation même, apparaissent comme une priorité absolue, comme le devoir premier de tout vrai écrivain. De ce point de vue, la réaction la plus importante qu'on ait pu lire jusqu'ici sur le site "perso.wanadoo.fr/renaud.camus" est incontestablement celle de Benoît Peeters ("Lettre ouverte aux signataires des deux pétitions", datée du 25 mai). Tout en prenant aussi la défense de Renaud Camus, Benoît Peeters signale en effet une analogie certaine entre le figement de l'"idéologie du sympa" inlassablement combattue par Renaud Camus, d'une part, et le ton lui aussi figé, sans jeu, sans ambiguïté, de trop de pages dans La Campagne de France, d'autre part. Dit autrement, si la lecture de (toute) La Campagne de France permet d'écarter les accusations d'antisémitisme, elle révèle également que par moments Renaud Camus n'y est pas entièrement à la hauteur de sa tâche d'écrivain, tâche qui n'est pas de redire le sens déjà constitué, de répéter infiniment les mêmes idées rabâchées, mais au contraire de montrer que le sens est toujours plus complexe, feuilleté, insaisissable qu'on ne le pense (et surtout qu'on voudrait qu'il soit).
Reste à savoir, bien sûr, qui décide finalement du sens (ou, éventuellement, du non-sens). Abstraction faite de l'inégalité des forces en présence, essayons de voir sur quels mécanismes s'appuie l'attribution du sens dans le présent débat. Les adversaires comme les partisans de Renaud Camus se réclament sans exception du texte, rien que du texte: pour les adversaires, celui-ci pèse plus lourd que les explications et justifications données a posteriori par l'auteur; et de la même façon, les partisans de l'auteur ne cessent de dire que le malentendu ou la mauvaise interprétation seront dissipés automatiquement dès qu'on voudra bien lire Renaud Camus, le lire dans le texte et le lire sans préjugés... Cet appel au texte, pour légitime et nécessaire qu'il soit, ne doit toutefois pas dissimuler qu'il n'est jamais de lecture "vierge" ou "passive". Lire est un acte, et cet acte excède de tous points de vue le simple décodage d'un message "déjà-là" dans l'objet de la lecture (l'histoire, pas uniquement littéraire, abonde d'exemples où intention de l'auteur et réception du public divergent radicalement). S'il importe donc de se faire toujours aussi attentif que possible à la voix du texte, au lieu de l'étouffer d'avance par le bruit de ses propres idées (favorables ou défavorables à Renaud Camus, là n'est pas le problème), on doit non moins rester toujours conscient du fait que le sens qu'on donne à un texte est un sens construit, c'est-à-dire un sens lui-même situé en un certain contexte dont il est impossible de faire abstraction. En tant que lecteur, il faut donc savoir "d'où on lit", et tâcher de voir que tout sens est à la fois un sens rendu possible par la lecture et modifié par elle. Une éthique de la lecture commence sûrement par tel abandon de tout regard "pur". Lire est aussi une école de modestie, de rejet de soi (c'est-à-dire du soi qu'on projette sur un texte sans plus se poser de questions), bref, peut-être, de courtoisie et de civilisation.
Cela dit, est-il permis, est-il seulement tolérable qu'un écrivain, même s'il apprend au lecteur à s'ouvrir un peu plus à autrui, se donne comme programme suprême le refus de tout sens figé ? Pareille ambition, ne donne-t-elle pas carte blanche à l'irresponsabilité ? La question restera sans doute éternellement ouverte. Il me semble toutefois que la prise de conscience du lecteur qu'autorisent les vrais textes littéraires, donne un début de réponse. Car après tout, ce qui compte dans l'écriture est moins l'auteur que, toute ironique considération quantitative mise à part, le lecteur.
Jan Baetens