L'affaire Renaud Camus
Par Jan Baetens
La publication de La Campagne de France (éd. Fayard), huitième tome du Journal de Renaud Camus, a déclenché une polémique d'une telle ampleur qu'il n'est plus possible, à l'heure actuelle, d'en examiner toutes les ramifications. Ce qui paraissait au début une "simple" question d'humeur (de la part de l'auteur, puis de la part de ceux qui s'étaient émus de ses propos), est soudainement devenu le révélateur d'un état de société et partant d'une série de questions dont les enjeux dépassent de loin le seul champ littéraire. Analyser ces questions est fort difficile, dans la mesure où elles touchent à des domaines on ne peut plus divers et que le dossier, si touffu qu'il soit pour l'instant (une bonne centaine d'articles et de textes déjà, dont certains fort longs), est encore loin d'être complet. Les analyser avec un minimum d'objectivité est plus difficile encore, dans la mesure où l'affaire Camus est de part en part idéologique, et que tout observateur se trouve comme obligé de prendre position, le moindre refus en la matière risquant d'être pris immédiatement pour une velléité et, rapidement - l'amalgame étant la triste règle du jeu en ces circonstances-, pour une forme de consentement coupable.
Mais rappelons brièvement quelques faits. Après un premier accueil très favorable dans la presse (avec pas moins de trois pages fort élogieuses dans le journal Libération, chose tout à fait inhabituelle pour un écrivain au lectorat confidentiel), un article dans Les Inrockuptibles signale l'existence de quelques passages jugés antisémites. Dans les passages incriminés, Renaud Camus s'interroge sur la "surreprésentation" de journalistes juifs dans une émission de France-Culture, le Panorama, et se demande si les journalistes en question n'exagèrent tout de même pas un peu en mettant systématiquement en exergue leur propre origine juive, et en sélectionnant les thèmes de l'émission en fonction de cette origine-là. Pour faire face à l'indignation de la presse, qui maintenant reproduit jour après jour des lettres et des articles scandalisés; pour faire face aussi aux menaces de poursuites judiciaires, et surtout en l'absence de l'auteur même appelé aux Etats-Unis pour un cycle de conférences et un colloque consacré à son travail, l'éditeur décide de retirer l'ouvrage de la vente. Dès lors, c'est l'avalanche: la presse redouble de hargne contre l'accusé, lequel n'a pas les moyens de se défendre (pendant plusieurs semaines, les lettres qu'il envoie aux journaux ne sont pas publiées), une pétition est lancée pour demander qu'on accorde le droit de réponse à Renaud Camus, suivie par une contrepétition qui, elle, exagère plus qu'un peu (n'y apparaît pas moins de quatre fois le mot de "criminel"), et petit à petit l'ensemble du milieu est affecté: tout le monde en parle, surtout ceux qui, visiblement, n'ont jamais entendu parler de Renaud Camus et n'ont jamais lu la moindre ligne de cet auteur. Mais le verdict est presque unanime, et le peu de moyens qu'ont eu les défenseurs de l'auteur, en termes de visibilité médiatique en tous cas, fait que, pour l'instant, la tonalité des articles qui continuent de paraître demeure largement anticamusien (les sympathisants de Renaud Camus ont dû s'organiser essentiellement via son site personnel, où ont été rassemblé l'essentiel des pièces). Quant au livre même, sa reparution, expurgée par l'auteur même des fragments les plus controversés, relance une nouvelle l'affaire. En effet, la préface de Claude Durand, PDG de Fayard, présente l'attitude de Renaud Camus comme un crime de lèse-journalisme et met violemment en cause la cause le climat "politiquement correct" d'une certaine presse qui utilise la littérature pour régler des questions de pouvoir.
On l'a déjà dit: l'affaire Camus devra bientôt être étudiée impérativement par tout médiologue qui se respecte, tellement s'exaspèrent certaines caractéristiques du rôle et du pouvoir des médias et surtout des mécanismes souvent incontrôlés et incontrôlables dont la presse est le théâtre. On peut s'étonner en effet que cette affaire, minuscule quant à son point de déclenchement, ait pu prendre une telle ampleur: les réactions au texte de Renaud semblent en effet surdimensionnées; les accusations, totalement disproportionnées par rapport aux textes mêmes. Mais on devrait s'étonner aussi que cette ampleur touche surtout le monde médiatique lui-même: au-delà de l'édition et de la presse parisiennes, on a en effet relativement peu parlé de l'affaire, et la presse elle-même a surtout donné la parole à une catégorie fort singulière de spécialistes de la parole, les "journalistes-écrivains" (quand bien même certains ne se sont pas présentés comme tels, mais uniquement comme écrivains). L'importance du médiatique ne doit cependant pas faire écran aux autres aspects de la controverse, par exemple à ce qui me paraît l'essentiel: la manière dont naît, persiste, s'impose, mais aussi se perd le sens.
Qu'il y ait un problème de sens est indéniable. Au-delà des passages en question, c'est toute l'oeuvre de l'auteur qui pose à la presse, et sans doute aussi à bien des lecteurs, des problèmes d'interprétation insurmontables. Renaud Camus est en effet un écrivain tellement polymorphe et surtout tellement contradictoire, qu'il ne semble pas possible pas de le classer, moins encore de le faire "positivement". Que telle soit, de surcroît, la démarche fondamentale de l'auteur, lequel se définit volontiers comme "Personne", c'est-à-dire comme explorateur de tous les discours, y compris les plus impossibles ou les plus irrecevables, n'arrange rien, évidemment.
Vu de loin, le problème d'interprétation semble être lié surtout au statut de la citation (du reste souvent mal faite, car tronquée, voire manipulée, à dessein ou non) et l'impossible partage de la citation et du contexte. Si, pour les uns, le sens des phrases citées paraît clair, le même sens se met, pour d'autres, à vaciller dès qu'on rapporte ces phrases à leur contexte, sans qu'on sache bien entendu comment décider où s'arrête une citation et où commence un contexte. Toutefois, peu à peu il s'avère que le recours au contexte, destiné à réduire à néant les soupçons d'antisémitisme qui s'attachent à telle ou telle phrase citée hors contexte, produit des effets plus retors que prévus ou escomptés. La lecture du contexte répond en effet aux accusations d'antisémitisme (en le lisant, on se rend compte par exemple que Renaud Camus soutient politiquement une liste "juive" - la liste Pour Sarajévo de L. Schwarzenberg et de B.-H.Lévy - et que, moins anecdotiquement, sa propre théorie de l'art comme épihanie d'un sacré sous rature reconnaît Auschwitz comme l'abomination majeure de l'histoire humaine), mais en même temps elle ne fait qu'attiser d'autres soupçons et d'autres accusations plus terribles encore: Renaud Camus n'est peut-être pas antisémite, accorde-t-on, mais ce qu'on découvre dans son Journal donne de lui une image guère flatteuse, en tous cas aux antipodes de ce qu'il est vivement conseillé, sous peine d'ostracisme, de dire, d'écrire et de penser aujourd'hui dans les milieux intellectuels.
On se souvient alors de certains précédents: on se rappelle les passages déjà censurés de P.A. / Petite annonce (P.O.L, 1997), un autoportrait hypertextuel qui polémiquait déjà durement avec le Panorama de France-Culture; on se rappelle d'autres aspects de l'oeuvre, qui abuserait du désir de mettre à jour la complexité de tout discours pour faire passer de manière irresponsable des messages moins convenus; et on se rappelle surtout l'affaire (déjà!) de L'Ombre gagne, un roman resté inédit de 1991, refusé par tous les éditeurs sollicités comme un objet de scandale et d'horreur, où Renaud Camus se livre à une mise en scène de tous les discours odieux circulant dans notre société (comme par exemple l'antisémitisme ou l'homophobie) et de leur exact contraire (le chapitre antisémite est suivi d'un chapitre prosémite, le chapitre homophobe, d'un chapitre prohomosexuel, et ainsi de suite). Bref, le débat qui porte d'abord sur quelques lignes s'étend désormais à toute l'oeuvre, dont on souligne le caractère inacceptablement réactionnaire, franchouillard, en un mot vichyste. Et de monter en épingle les idées inacceptables, pour la doxa contemporaine, qui y surnagent: l'amour des origines par exemple, le refus acharnée de l'avilissement de la langue, le goût des paysages et de la terre, et surtout l'exaltation de la France, plus particulièrement d'une France traditionnelle dont la culture serait menacée par ceux qui ont venus s'y installer depuis peu.
Insensiblement, l'affaire, ainsi, se déplace: au lieu de continuer à marteler la question de l'antisémitisme, on s'en prend maintenant à l'oeuvre même de Renaud Camus, qu'on dit regorger des thèses et d'idées qu'il n'est plus permis d'avoir aujourd'hui. Mais tel élargissement du débat ne signifie pas, une fois de plus, qu'on arrive à se débarrasser de la question du sens. Car ce qu'on lit dans l'oeuvre, se prête aux mêmes débats que ce qu'on avait trouvé à hauteur de ses fragments, et là où d'aucuns (largement majoritaires, comme il convient à un discours prenant la défense des lieux communs d'une époque) s'en prennent toujours à l'auteur au nom de ce qu'on peut lire sans le rapporter à l'ensemble d'une démarche, d'autres (forcément minoritaires, pour des raisons analogues) se réclament de toute l'entreprise pour montrer à quel point toute l'écriture de Renaud Camus est un combat avec les rapports glissants du dicible et de l'indicible.
Doxa versus écriture, médias versus écrivains: le conflit n'est pas neuf, et beaucoup, tant parmi les adversaires de Renaud Camus que parmi ses amis-lecteurs, le reprennent à leur compte. Mais à la différence de toutes ces voix, Renaud Camus proclame son opposition à la doxa d'une manière à la fois plus tranchée et plus incertaine. Plus tranchée, son opposition l'est à coup sûr parce qu'il ose toucher à des sujets que la société actuelle considère comme de vrais tabous (comme l'emploi du mot "juif" lorsqu'on accuse quelqu'un, comme l'interrogation sur les bienfaits du métissage, ou encore comme la défense d'un certain nationalisme, qui ont remplacé aujourd'hui les tabous jadis et naguère liés au sexe). Et plus incertaine, cette opposition l'est également parce que la position d'où parle l'auteur est plus impossible encore que les propos qu'il lui arrive de tenir. Se faire le champion de la langue et de la civilisation française et de la culture dans son acception la plus exigeante de sculpture de soi? Très bien. Mais comment concilier ce combat d'avant-garde avec la défense d'un style de vie homosexuel dont bien des aspects pratiques contredisent frontalement les valeurs les plus chères à l'auteur? Se montrer intransigeant sur le moindre détail de la syntaxe française, écrite ou parlée? Excellent. Mais que faire alors de l'abandon de la culture du livre en faveur de celle du réseau (l'opus magnum de Renaud Camus, la version amplifiée de P.A. paraît pour l'instant sur Internet seulement)? Et que penser d'un auteur qui a horreur de la "culture" moderne tout en se donnant corps et âme à l'art contemporain?
De manière inverse, il en va d'ailleurs de même pour les aspects de l'oeuvre que la doxa refuse sans nulle hésitation, mais que les textes de Renaud Camus réfutent sans doute de façon plus nette encore? La France maurrassienne et les privilèges pétainistes accordés à ceux dont la famille est française depuis plusieurs générations? Idée méprisable, dit-on à l'unisson. Mais comment expliquer la combinaison du soi-disant pétainisme de Renaud Camus avec son insistance inlassable sur l'inappartenance, sur l'impossibilité de se fixer, sur la perte que serait le refus des passages, des impuretés, de l'hésitation entre les contraires? Et que penser alors de la recherche du plaisir homosexuel, de la conviction de la radicale innocence du sexe, du désir de ne rien cacher du corps-qui-jouit?
Tous ces discours "passent" dans les médias, mais à l'état isolé, dans des degrés simples si l'on veut, soigneusement cloisonnés les uns des autres. Ce que nous offre Renaud Camus, par contre, c'est la fusion ou plutôt la confrontation de tous ces discours dans un texte qui devient par là-même impossible, impensable, interdit de séjour. Ce qu'écrit Renaud Camus ne peut avoir trouver de place dans les médias, qui veulent des messages a) admis, b) simples et c) qu'on répète. S'interroger sur soi au lieu de se déclarer d'emblée aimable et admirable, poursuivre cette scrutation de soi sur des milliers de pages, inlassablement se mettre en question, comme le fait Renaud Camus dans son Journal, sont des gestes qui ne peuvent que prêter à la non-lecture, et partant au malentendu; tragiquement pour lui comme pour son époque il s'agit pourtant de malentendus qu'il n'y a pas moyen de rectifier par la suite.
Il est impossible de conclure. Mais il n'est pas impossible, suivant la leçon illustrée par H.M. Enzensberger dans son livre sur la guerre civile en Europe, d'établir des priorités. En l'occurrence, cela pourrait consister à lire vraiment Renaud Camus, et à mieux se demander pourquoi il nous gêne à ce point-là.
Jan Baetens