Renaud Camus ne tombe jamais sous le sens
Par Jean Bras
Les insensés l'assurent : Renaud Camus est fol. On peut donc être certain qu'il a toute sa raison et même plus. Les mollahs se sont répandus en brigades humanitaires sous l'étendard kaki d'Elisabeth Roudinesco, dame d'oeuvres (basses) que la psychanalyse fut impuissante à guérir de la plus pitoyable hystérie. On ne soupçonnait pas que sous le masque des Corbeaux se cachaient des faucons. Drôles d'oiseaux...
De vertigineux procureurs reprochent donc à Renaud Camus, dont ils ont décortiqué l'oeuvre sans la lire, des phrases suspectes de racisme ou, à tout le moins, de radicalisme. Le Monde publia naguère une synthèse de cet Index démocratique, sous le bistouri mal affûté de Guy Birenbaum et Yvan Gattegno, respectivement maître de conférence en science politique et conseiller littéraire, un titre et une fonction dont des naïfs supposeraient qu'ils impliquent une compétence relative dans l'ordre intellectuel. Or ces messieurs se sont abusés. Je vais donc leur expliquer en pédagogue la pensée de Renaud Camus.
Le maître de M. Renaud comme dit M. Jean, n'est ni Drumont, ni Maurras, ni Barrès, ni Céline, mais Roland Barthes, qui posa les jalons de la bathmologie, ou science des degrés et des niveaux. Renaud Camus, dans tous ses livres, en interroge la nature - exploration du sens qui fonde les différents degrés et niveaux du langage, de comportement, d'attitude, de pensée, d'être, puis jugement positif ou négatif, selon leur pertinence ou leur nocivité eu égard à ce qu'il appelle la "civilisation". MM. Birenbaum et Gattegno fulminent contre les réflexions camusiennes sur l'équipe de France de football ou l'élection d'une Miss Pays de Loire café-au-lait. Ces bénignes considérations bathmologiques font l'effet d'un épouvantail sur des corbeaux : crôa, crôa comme on dit chez Prévert, les dévots ensoutanés ont traversé la clôture.
Explication de texte à l'usage des cancres : quels sont les sens de l'élection d'une Miss Pays de Loire café-au-lait ? Premier sens : l'élection d'un être humain conçu comme un universel abstrait suffit à légitimer le résultat d'un concours, fût-il rattaché, par accident à une province surdéterminée historiquement, géographiquement, etc. Premier jugement : on se félicite des progrès de la tolérance et des droits de l'homme. Nous respirons enfin hors de l'Histoire, dans le village planétaire unifié, peuplé de "particules élémentaires" interchangeables soumises au spectacle et aux marchés, dans la pure contingence. Deuxième sens : l'Homme abstrait n'existe pas, les hommes vivent, habitent et meurent dans une langue, un paysage, une tradition religieuse ou nationale, une épaisse temporalité historique qui les façonnent. Second jugement : il est absurde de se féliciter que l'on puisse incarner symboliquement les Pays de Loire sans en avoir les traits culturels. La signification produite est littéralement et philosophiquement grotesque ; la réalité s'estompe au profit d'une représentation spectaculaire, soit d'une mise en scène artificielle. Un individu ou un conglomérat d'individus (équipe de football) sans lien organique ni spirituel (le contrat social réduit à l'intérêt financier ou administratif ; l'"équipe" comme version de la bande (ou de la tribu) parodie la socialisation - d'où l'"incivilisation" selon Renaud Camus. Le libre-échange, si bien nommé, n'est en définitive que la permutation indifférenciée des personnes atomisées. La chasse aux électrons libres est ouverte. Dans son Répertoire des délicatesses, Renaud Camus déplorait - exactement dans le même registre - la forte prégnance de prénoms anglo-américain dans les familles populaires françaises. N'y a-t-il pas plus de sens à reconnaître la nécessité historique plutôt que de se précipiter dans le mauvais usage (qu'il soit moral, grammatical etc.) ? Une fois de plus, la correction est dans le camp de l'incorrection politique. Soucieux de l'"ordre moral", Renaud Camus est un classique. C'est bien ce dont ses ennemis l'accusent en le qualifiant de maurassien.
La mode étant à la repentance univoque, nos confesseurs ont sommé l'écrivain de faire acte de contrition avant qu'il ne serve de combustible. Et prié Dieu que le veuille absoudre. Philippe Sollers avec le zèle du converti, se dépêcha de vociférer un Dies Irae, le Journal de Nabe étant sur les tablettes de la Congrégation pour la doctrine de la mauvaise foi. Renaud Camus n'en eut cure pour une bonne raison, la meilleure : le fonctionnement de son écriture repose sur les repentirs, ces ajustements permanents du sens, jusqu'à la contradiction. Dans l'"oeuvre ouvert", le sens se déploie, de la note de la note à la note dans la note de la note, de la parenthèse de la parenthèse à la parenthèse de la parenthèse. Cette esthétique supporte une métaphysique essentiellement inintelligible aux titulaires du Département "Valeurs et Convictions". Aux temps heureux, on l'appelait "littérature".
Jean Bras
* Renaud Camus, Corbeaux, Les Impressions nouvelles, 288p., 125 F.