L'Anomalie

Par Christian Combaz
 
 
 
 
 
 
 

Demain matin, Renaud Camus, écrivain français humaniste auteur d'une trentaine d'ouvrages raffinés, érudits, écrits dans un style éblouissant, aura pris l'avion pour les Etats-Unis où l'université de Yale consacre, à son oeuvre éclairée, une semaine de rencontres et de conférences. La semaine dernière, il est rentré de Stockholm où l'université l'a reçu dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons.

Pendant ce temps, les chiens de garde de l'orthodoxie parisienne, ne sachant qui dévorer depuis le sort qu'ils ont fait subir à Michel Houellebecq en 1998, se jettent sur le journal de Camus, intitulé La Campagne de France et parviennent à le faire retirer de la vente par son éditeur avant le référé. Motif : propos inadmissibles quand au pourcentage écrasant de collaborateurs juifs de France-Culture commentant, au fil des débats, la notion d'identité française et d'intégration. (Si ma mémoire est bonne, il déplorait aussi qu'il n'y ait guère de représentants maghrébins ou basques sur le plateau ce jour-là). Mais il est inutile d'entrer dans cette querelle au fond, ni de rapporter exactement les quinze lignes incriminées, tant je suis persuadé que cet épisode suffira à asseoir un jour ou l'autre dans l'opinion, par ricochet, l'honnêteté de cet auteur et la lâcheté de ses adversaires. Ces derniers rejoindront, dans les ténèbres où croupissent les faux-jetons de l'histoire, Ponce Pilate et l'évêque Cauchon. Si donc l'objet de ces quelques lignes n'est ni de le défendre, ni de prendre parti dans cette querelle (de crainte de laisser croire qu'elle a le moindre fondement), quel est-il ?
 
 

Il est de prendre date, en tant qu'artiste et en prévision du temps où cet épisode figurera dans les manuels de littérature, au même titre que l'affaire Bovary. La petitesse de la société contemporaine, sa lâcheté devant les donneurs de leçons qui compensent leur absence de talent par "la veille idéologique" comme à Moscou en 1934, voilà ce que désigne cette affaire. Elle met désormais en péril tous ceux qui prétendent exercer un jugement. Les écrivains sont en première ligne.

Le procès fait à Renaud Camus par une poignée de staliniens qui verraient de l'antisémitisme jusque dans une pietà de Michel Ange est la goutte de trop. S'agissant d'un écrivain homosexuel, défenseur des minorités par inclination naturelle, qui passe sa vie à justifier des choix esthétiques modernissimes et dont les oeuvres sont, pour ceux qui l'ont ont lu avec l'intelligence qu'il réclame, à l'opposé des turpitudes dont on l'accuse, l'appel à la vigilance est inquiétant.

Il y a trente ans, avant que la vie des idées, en France, ne devienne hystérique, quand on ne partageait pas l'avis de son adversaire, on s'écriait Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites. Désormais, on lui répond qu'il n'a pas le droit de le dire. Si personne ne voit où est l'anomalie, c'est qu'elle est devenue irréversible. Il est encore permis d' espérer le contraire et de l'écrire mais jusqu'à quand ?
 

Christian Combaz