La France grégaire
Par Alain Finkielkraut
 
 
 

On commençait à s'ennuyer. Le Pen, fatigué, ne faisait plus de calembours... Minée par ses déchirements internes et par l'embellie économique, l'extrême droite se dégonflait. Bousquet assassiné, Papon condamné, Autant-Lara décédé, on avait beau fouiller - il n'y avait plus personne dans le placard. «N'est pas héros qui veut, dit Sartre dans Les Mots. Ni le courage ni le don ne suffisent. Il faut qu'il y ait des hydres et des dragons. Je n'en voyais nulle part.»

Enfin Renaud Camus vint. Les vigilants qui scrutaient désespérément le désert des Tartares furent récompensés de leur attente. L'Ennemi était bien vivant. Le Mal en personne interrompait à nouveau la morosité des jours. La France pensante unanime se mobilisa donc avec héroïsme contre la France moisie et sa défense des valeurs traditionnelles. Unanime? Pas tout à fait. Puisqu'il y avait procès, une discrète pétition demanda que l'accusé pût se défendre. Cette prière exorbitante déchaîna la colère des Justes. «Il est urgent de dire, déclarèrent-ils solennellement, que les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles qui n'ont, comme telles, pas droit à l'expression.» On n'argumente pas avec l'infâme, on ne fait pas un procès àHitler écrivain, on l'écrase.

Hitler, vraiment? Il est certes choquant d'affirmer que «nous ne sommes plus désormais que des commensaux ordinaires parmi nos anciens invités» et que peut-être devrons-nous fonder, par nostalgie, et par désir de nous comprendre encore, «une amicale des Vieux Français», comme il y eut « en Russie les Vieux Russes».

Mais pourquoi tronquer la phrase et le raisonnement d'un ouvrage devenu indisponible ? Constatant que «la France sera bientôt un quartier comme un autre du village universel», Renaud Camus précise dans la même page: «Les lois que, personnellement, j'aurais voulu voir appliquer aux groupes et surtout aux individus d'autres cultures et d'autres races qui se présentaient chez nous, ce sont les lois de l'hospitalité. Il est trop tard désormais. Elles impliquaient que l'on sût de part et d'autre qui était l'hôte, et qui l'hôte. A chacun ses devoirs, ses responsabilités, ses privilèges.»

On peut avoir de l'hospitalité une conception moins vieux jeu, moins collet monté, moins restrictive. Est-ce là, cependant, une opinion criminelle? Est-ce contribuer ou consentir à «l'installation du pire» que de «laisser s'insinuer de tels propos»? Il faudrait, en ce cas, exclure de toute urgence la pensée de Lévi-Strauss du droità l'expression. Ecrire, en effet, comme l'auteur du Regardéloigné que, en dépit «des fins morales élevées qu'elle s'assigne, la lutte contre toutes les formes de discrimination participe du mouvement qui entraîne l'humanité vers une civilisation mondiale, destructrice deces vieux particularismes auxquels revient l'honneur d'avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie», c'est faire du Renaud Camus avant Renaud Camus. Au travail, vigilants! Ils sont partout. La Campagne de France n'est que la partie émergée d'un immense iceberg.

Il y a plus grave, c'est vrai, dans le Journal de Renaud Camus que la nostalgie de la distinction séculaire entre celui qui accueille et celui qui est accueilli. Il y a notamment la navrante tristesse de voir et d'entendre l'expérience française «avoir pour principaux porte-parole et organes d'expression une majorité de juifs, Français de première ou de seconde génération bien souvent qui ne participent pas directement de cette expérience...»

Je sais bien que Renaud Camus fait le pari dangereux mais légitime de s'interroger, la plume à la main, sur lui-même comme sur le monde, sans précaution ni censure. Je sais aussi que son Journal ne livre pas une doctrine arrêtée mais une pensée en mouvement qui tâtonne, questionne, se contesteelle-même. Je n'ai par surcroît aucune raison de mettre sa parole en doute quand il affirme qu'il ne juge jamais les êtres sur leur appartenance et que lui «répugne absolumenttout ce qui pourrait ressembler à une humiliation infligée à quiconque du fait de caractères ou d'actions qui ne relèventpas de son libre arbitre». Et puis, en le lisant dans le texte et non dans les articles des autres, j'ai constaté que, de Sarajevo à Mandelstam, ses choix politiques, ses références culturelles, ses goûts, ses amitiés, ses admirations le situaient à mille lieues de l'esprit franchouillard. Il n'empêche: blessé par les accents de mélancolie barrésienne, j'aurais partagé l'indignation générale si j'avais senti mes contemporains moins excités de combattre la peste brune que désolés par l'égarement d'un écrivain singulier et rare. Tel, hélas, n'a pas été le cas.

«Un écrivain, Renaud Camus? Impossible. La place est prise: par moi», disent les uns, tandis que les autres sont trop accaparés par leur oeuvre, par l'époque ou par la vigilance pour lire un auteur dont les mots nous aident parfois à mieux nommer les choses et à mieux les percevoir,mais que la critique officielle n'a pas élevé au grade de Grand Dérangeant. Dommage, car en lisant Renaud Camus, ces amis du genre humain auraient peut-être appris à se lire. Ils ont raison, en effet, d'être antiracistes, antifascistes, antiacadémiques mais, comme il est dit dans Le Château de Seix, ils ont raison par conformisme: «Mieux vaut que le conformisme ait raison que tort, évidemment, et qu'il soit vertueux que criminel. Mais la raison et la vertu ne sont pas très solidement établies quand elles n'ont pour fondement que le conformisme de toute une société.»

Cela fait longtemps, en effet, que le pétainisme n'est plus le ciment de la France grégaire mais l'alibi dont les maîtres de l'heure ont besoin pour s'apparaître à eux-mêmes comme des parias ou des insurgés. Et il a fallu, en l'occurrence, moins de courage que d'opportunisme pour se joindre à la curée. Quant à ceux qui, très sincèrement et sans s'être donné la peine de lire autre chose que descitations, ont cru faire acte de résistance en dénonçantdans la prose de Renaud Camus le rugissement de la bête immonde, ils confondent l'exercice du devoir de mémoire avec la soif d'une politique absolue vouée à l'éradication duMal. Depuis qu'il s'enchante de penser si bien, ce pays fait peur.
 
 

Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut est professeur à l'Ecole polytechnique.