La diffamation de la nostalgie
Chapitre extrait de L'Imparfait du présent
(Gallimard, mars 2002)
Par Alain Finkielkraut
Soyons juste. Le lynchage de Renaud Camus n'est pas seulement le fait de ses non-lecteurs en colère. Outre la foule déchaînée des vigilants négligents, il a aussi contre lui quelques exégètes ulcérés de sa déploration continuelle. Gibelin parmi les guelfes, romantique quand il n'y en a que pour le juridique, il déplore dans tous ses livres l'avènement d'une humanité désaffiliée, désendettée, désoriginée et fière de l'être. Dans Corbeaux, le journal de l'affaire, il déplore le triomphe du journalisme et l'emprise des expressions, des idées, des sentiments tout faits sur la saisie journalistique des événements. Dans son Répertoire des délicatesses du français contemporain paru au même moment que La Campagne de France, il déplore la destitution du formalisme par le sociologisme, la sacralisation du fait linguistique accompli, les ravages du culte de l'authenticité, et l'oubli militant des niveaux de discours au bénéfice d'un idiome unique parlé par tous en tous lieux et qui marie sans cesse la scatologie avec l'infantilisme, la vulgarité avec la sentimentalité, le dégoûtant («Putain, je le crois pas !», «Ils s'emmerdent pas, les profs !», «J'ai vu Eyes Wide Shut, c'était mégachiant, en fait») et le dégoulinant («Bisous-bisous !», «c'est vrai qu'ils sont chouettes, les gamins de CM2», «J'ai lu Retour à Florence, de James, c'était sympa !», «La maman de Nathalie Sarraute, elle écrivait des contes», «Joyeuses fêtes, et plein de bonnes choses à tous ceux qui nous écoutent!»).
Bref, Renaud Camus s'inscrit en faux contre l'idée, répandue par la pensée en place, d'un fossé grandissant entre les élites et le peuple. Constatant les irrésistibles progrès de l'homogénéisation culturelle, et voyant l'antique idée de loisir mourir dans les frasques lamentables de la jet-set, il porte sans honte le deuil de la classe cultivée. Autrement dit, il regarde derrière lui, il ne se remet pas de la disparition des choses, c'est un vieux con (comme il l'avoue d'ailleurs dans son abécédaire). Et, affirment ses censeurs, de ringard à raciste, la conséquence est bonne. Le purisme conduit à la purification, l'étiquette à l'exclusion, la critique du journalisme au renversement de la démocratie, la nostalgie du monde d'avant le village universel au chauvinisme hargneux, et la faiblesse pour ce qui tombe à la solution finale.
Passéiste, donc pétainiste : le scandale de l'affaire Renaud Camus ne tient pas aux écrits de l'accusé, mais à l'alternative dans laquelle l'accusation voudrait nous enfermer entre les vieux cons antisémites et l'éblouissante jeunesse du monde.
Alain Finkielkraut