L'"affaire Renaud Camus" et l'antisémitisme,
article paru dans Le Monde daté du samedi 15 juin 2002
Par Patrick Kéchichian
Au-delà des polémiques qu'elle a suscitées au printemps et à l'été 2000, l'"affaire Renaud Camus" est-elle porteuse, aujourd'hui, de quelque enseignement ? Dans ce cas, la publication récente d'un fort volume de 550 pages, intitulé Du sens, est un moment important, conclusif peut-être ("Le Monde des livres" du 24 mai)...
Sous ce titre placide et objectif, Renaud Camus reprend la main et soumet à un traitement argumentatif de type océanique les quelques écrits que l'on eut, à ses yeux, le tort de lui reprocher, notamment dans le volume de son Journal de l'année 1994, La Campagne de France. Refusé par POL en raison de certaines pages jugées antisémites, ce Journal fut publié par Fayard en avril 2000, avant d'être retiré puis remis en vente, amputé des pages incriminées ; pages reprises et commentées dans Du sens, publié, comme pour accomplir une révolution complète, par Paul Otchakovsky-Laurens (POL), éditeur de toujours de Renaud Camus, dont la fidélité - digne sentiment qui explique son attitude - avait été un instant troublée et que ce gros livre apaisa...
Il serait malséant de reprendre la polémique, dans un contexte politique français et international aggravé, sans avoir tenté de suivre Camus au travers de l'argumentation développée dans Du sens. Mais il faut aussi souligner que, même avec une disposition d'esprit tolérante et ouverte, on s'essouffle, on s'épuise à lire ce plaidoyer : ce qui fait évidemment partie de la stratégie, ou du procédé, de Camus. «Vous ne m'aurez jamais assez (bien) lu, semble-t-il toujours nous dire, pour me contrer, faire mon procès, prouver ma faute ; dans ce que vous avez négligé, journaliste pressé et critique approximatif, se trouve ma meilleure, ma plus inattaquable défense.»
Il serait également dommageable de ne pas se souvenir d'un autre livre de Camus, Corbeaux, sorti en novembre 2000, cette fois chez un éditeur tiers, Nouvelles Impressions. Il s'agissait alors, sous cette forme superlative que pratique l'auteur - le Journal -, de fournir la matière brute des "faits" et des réflexions immédiates suscités par l'affaire et observés de sa propre rive. Il s'agissait aussi de faire claquer l'oriflamme de la résistance littéraire sur le champ de bataille de «la guerre fondamentale entre la littérature et la presse».
SYMPTÔME D'UNE MALADIE ANCIENNE
A la page 183 de Du sens, Renaud Camus nous met en garde : «Mais il faut bien, aussi, se rendre, une fois de plus, à cette évidence que le sens est toujours ailleurs, toujours en amont, toujours en aval, toujours à gauche, toujours à droite, toujours au-dessus, toujours en dessous. Evidence bien exaspérante, pour un lecteur, et plus encore pour un critique ; pour un critique littéraire mais surtout pour un critique idéologique, comme tendent à l'être au premier chef, de nos jours, la plupart des critiques littéraires, attentifs avant toute chose à s'assurer qu'un auteur pense juste, c'est-à-dire sympathique, conforme.» Il fallait citer un peu longuement, pour les raisons que nous avons dites plus haut, afin d'échapper (mais c'est un leurre !) au grief qu'encourt tout «critique», forcément "idéologique" dès lors qu'il exprime un désaccord et le rejet violent à l'égard de toute forme, y compris les plus alambiquées, d'antisémitisme. Ce type de parade dialectique est d'ailleurs utilisé à satiété par les «amis» de Renaud Camus. Ainsi, le romancier Emmanuel Carrère affirme qu'une phrase (de Camus) doit «être lue à l'intérieur d'un paragraphe, un paragraphe à l'intérieur d'une page, à l'intérieur d'un livre» (Le Figaro du 5 juin). Ce qui revient très exactement à dire que tout travail de citation est fatalement un travail de tronquage, d'imposture et de mensonge.
Mais s'en tenir là suffit-il ? Doit-on analyser l'"affaire" dans la seule perspective de la pensée et des errements de l'intéressé ? Doit-on laisser le dernier mot aux méthodes d'argumentation de Renaud Camus, à tout cet effort déployé sur des centaines et des centaines de pages - car, vous l'aurez compris, il y a encore, derrière cette mince affaire qui ne regarde que quelques pages de l'auteur, toute l'oeuvre à lire, à ingérer, avec ses étages et ses compartiments, ses tiroirs et ses références, ses parties et son tout ?...
Aujourd'hui, il faut assurément élargir cette perspective individuelle et ne pas s'en tenir à cette idiosyncrasie qui a nom Renaud Camus. Plus précisément, il faut la concevoir comme le symptôme d'une maladie ancienne, jamais vraiment soignée, qui affecte la société française tout entière. Une maladie connue et répertoriée qui a son histoire, ses «classiques», ses théoriciens et ses illuminés, ses activistes meurtriers et ses esthètes irresponsables, une maladie très commune : l'antisémitisme.
Nommer ce mal qui, au milieu du XXe siècle, décima des générations entières d'hommes et de femmes, c'est se placer face à notre histoire, non seulement passée mais, hélas, bien présente, et même réactivée par le conflit du Proche-Orient ou la montée des diverses formes du populisme. Lus à cette noire lumière et rapportés au corpus inépuisable de l'ignominie, les écrits de Renaud Camus peuvent sembler anodins. Et sous plusieurs aspects, ils le sont. Rien de comparable, par exemple, avec le délire incantatoire de Céline, dont le nom fonctionne comme un repoussoir absolu. Ils ne sont, après tout, ces écrits, que l'expression infiniment tortueuse d'un esprit que sa conception de la littérature voue au solipsisme, à l'autoréférence perpétuelle et à l'entretien infini avec un seul, un unique interlocuteur : lui-même. Bien évidemment, rien d'explicite ou de volontaire n'apparente Renaud Camus aux théories raciales ou aux courants politiques qui les ont incarnées. Il y a juste, dans ses pages comme dans la revendication esthétique et morale qui les porte, une légère entorse, un hiatus presque invisible, une demande sans cesse renouvelée, au nom de l'art et de l'éthique, d'une levée discrète de l'interdit qui frappe, oui, banalement, presque vulgairement, le racisme et l'antisémitisme. Cette petite porte ouverte, cette faille acceptée, on laisse entrer des phrases, des mots, des pensées, y compris sous forme interrogative. Et l'on se met à discuter interminablement, avec ce ton poli qui sied aux personnes de qualité, sans prendre conscience que l'on est à deux pas seulement de la bête immonde.
Patrick Kéchichian