L'étrangeté de Camus
par Philippe Lançon
Après une «Campagne de France» qui prit des allures de Bérézina,
Renaud Camus revient à la charge avec une salve de trois nouveaux
livres. Doit-on les mettre sous haute surveillance?RENAUD CAMUS
Corbeaux
Les Impressions nouvelles, 280
pp., 125F.La Salle des pierres,
journal 1995
Fayard, 353 pp., 150F.Ne lisez pas ce livre!
POL, 180 pp., 99F.
Depuis le printemps dernier, lire Renaud Camus est assez difficile. Il faut y aller ligne à ligne, ne rien laisser passer: pas un juif, pas une race, pas un Français de souche, c'est de mots qu'on parle. Il faudrait avoir en tête à tout instant les fameux passages de la Campagne de France, son journal de 1994 publié, retiré, puis republié avec coupes, l'an dernier, par Fayard. Ces passages caviardés provoquèrent l'«affaire Camus» et on sent qu'il vaudrait mieux ne plus les oublier. Un moment d'inattention, de paresse, de liberté, et hop, vous voilà désigné négligent, complaisant ou inconscient. Il y a de la police des lettres dans l'air. Elle vous invite à entrer dans les trois nouveaux livres de Camus avec, sur l'épaule, d'étranges criquets: un avocat, un juge, un dîneur culturel en ville. L'avocat propose les coupes dans les pages litigieuses; le juge condamne ce que l'avocat a oublié; et le dîneur, comme au printemps dernier, arme son fusil pour coller douze mots dans la peau de Camus condamné: réactionnaire, crétin, élitiste, raciste, etc., et surtout antisémite. C'est beaucoup pour un auteur et c'est trop pour un lecteur, même critique. Comment lire un livre librement, discrètement, quand on a sur le dos tant d'auxiliaires de justice et du qu'en lira-t-on? Premier conseil, donc: semez les flics avant d'entrer chez Camus.
D'autant que lui en a conscience: sa réputation est faite. Du moins, pour l'instant. Cependant il publie: il est écrivain et ne veut pas «capituler» - avec raison. Son journal de 1995 d'abord, La Salle des pierres, chez Fayard. Ne lisez pas ce livre!, ensuite, titre opportun, chez son vieil éditeur POL: cet ouvrage est tiré des arborescences du premier paragraphe de Vaisseaux brûlés, oeuvre écrite jour après jour sur son site internet (1). Il faut le lire là plutôt qu'imprimé: on y visite les moindres chemins du territoire Camus; on flotte mot à mot dans la peau de l'écrivain. Il y a enfin ce livre d'urgence dont aucun éditeur sauf un, Les Impressions nouvelles, n'a voulu: son cruel journal des trois mois de «l'affaire» (9 avril-9 juillet 2000), justement titré Corbeaux.
Les corbeaux sont ceux qui s'abattirent sur Camus par voie de presse, de courrier ou de justice. Ils sont assez nombreux. Dans un style et sous une forme très différentes, le livre rappelle Quitter la ville, de Christine Angot: un écrivain y raconte, tel qu'il l'a vécue, autant dire mal, la publication de son livre précédent et les réactions meurtrières qu'il a suscitées. Mais le cas de Camus est plus dramatique; il est devenu l'infâme.Au début, pourtant, il s'amuse presque. 20 avril, dix heures et demie du matin: «Je n'ai vraiment pas de chance: je n'ai connu que deux fois la notoriété: la première fois comme pornographe il y a vingt ans... (Il veut parler de Tricks (1979), chronique autobiographique de sa vie active homosexuelle)... et maintenant comme antisémite... »
Ce ton badin ne dure pas: «Nous y voilà. La guerre.» Une guerre balzacienne, où tous les coups, dans ce monde intellectuel mesquin et plus violent qu'une cité en déroute, sont permis. Camus tient son journal de campagne, heure par heure, nom par nom.
L'«ennemi» est partout, et dans la presse avant tout. Un avocat, consulté par Fayard, conseille des tas de coupes qui, pour lui, l'écrivain, sont autant de défaites. Des fous antisémites lui écrivent pour le soutenir. Un anonyme se fait passer pour un juge de la Cour internationale de justice venu l'inculper. Camus a des coliques néphrétiques. Ses amis se font rares. Ils sont parfois aussi bêtes que ceux d'en face: la haine, le mépris, la volonté de ne rien comprendre à l'autre se répandent. Un soir, il imagine un film sur l'«affaire»: son rôle sera interprété par l'acteur américain Richard Dreyfus.
Une écrivain, vieille amie qui le soutenait en privé, le dénonce soudain dans un quotidien. On lui apprend que la psychanalyste Roudinesco, influente épouse du numéro deux de Fayard, le détruit par tous moyens dans les dîners en ville: il décide que, dans son «film», elle sera jouée par Josiane Balasko. L'humour est sa dernière politesse. Quand il affirme qu'il n'est pas antisémite, des psys l'accusent de dénégation ou s'en prennent à son inconscient. L'un suggère même qu'il devrait se suicider. A la télé, son image le déprime, mais sa mère le trouve bien. Bref, il se sent coincé: «De l'ignominie dont on m'abreuve je ne me relèverai jamais. Je suis un écrivain enterré.» Solitude du scandaleux tournant dans son cercle vicieux: plus il se justifie, plus on le trouve antisémite. Il se sent lu par des aveugles ou des «androïdes». C'est le grand malentendu: «On hurle. Mais comme il n'y a pas de son, tout ce qui ressort sur la photographie, c'est que l'on rit à gorge déployée, entre les tombes ou les charniers.»
Camus ne comprend visiblement pas pourquoi tant de gens, soudain, se sont mis à le lire comme ils le font, et pour une raison simple: les mots et les idées dénoncés ne sont pas neufs chez lui. Mais jusque-là, ils ne sortaient pas du cercle étroit de ses habitués, qui ont, eux, le mode d'emploi. Ils sont familiers des ses obsessions . Ils visitent régulièrement son talent, ses saunas, son château, son orgueil, sa naïveté, son agacement contre des juifs ou son rejet du grand métissage, comme un miroir parfaitement ciselé de leurs propres faiblesses. Son oeuvre est faite de leur mise à jour et en boucle. Il se reprend, se répète et se corrige sans fin. C'est pourquoi l'Internet lui sied: on y entre et on en sort à volonté; on s'y perd comme dans le jardin des sentiers qui bifurquent. Une phrase est soulignée, on clique: d'autres phrases apparaissent, qui à leur tour en lâchent d'autres, et ainsi de suite: «Chaque mot est un carrefour en étoile», qui éclate en l'écrivain: chaque mot est le printemps de ce solitaire qu'obsède le perpétuel automne de la «perte du sens», autrement dit la mort: «Je suis pour tout ce qui tombe, pour tout ce qui se perd, pour tout ce qui va disparaître, et que j'essaie de sauver.»
D'où son rêve des origines, des souches, et des mots employés comme si leur sens était fixé. Camus est un bassin de rétention: il retient le «sens» par les sphincters de sa langue anachronique. C'est pour lui la seule façon de vivre. Le «sens» est comme la vie, le temps: il fuit. Aujourd'hui sera toujours pire qu'hier. Pour tout retenir, Camus fabrique au «sens» une origine, puis il resserre autour le noeud de cravate étymologique. Chaque mot, chaque peuple, a pour lui un état civilisé de nature. Il est moins réactionnaire que régressif. Il rêve d'un passé, d'un pays, qui n'ont jamais existé qu'en lui, et qui l'aime le suive! Vaisseaux brûlés, p 33: «Je parle ma propre langue, voilà tout; et j'ai l'intention de continuer. Ceux qui en parlent une autre, grand bien leur fasse; qu'ils continuent aussi. Mais qu'ils ne jugent pas de la mienne d'après des règles de la leur, ni de mes attitudes comme si elles avaient un sens uniquement par rapport à eux. Je ne m'adresse pas à eux. Non seulement je ne tiens pas à ce qu'ils me lisent, mais je les adjure de n'en rien faire, on s'en souvient.»
Mais au printemps dernier, soudain, «eux» le lisent. Des mots (juifs, Français de souche, race, origine) sortent alors violemment de son petit cercle et prennent un tout autre sens: le sens qu'ils ont, non pas dans la mythologie apparemment innocente et pétrifiée de Renaud Camus («Les origines sont pour moi des motifs de sympathie»), mais dans ce monde-ci, le nôtre, celui qu'il exècre et qui a l'inconvénient d'exister.
Camus parle des juifs comme on le faisait au XIXe siècle, avant leur extermination par les nazis. Et il emploie les mots «Français de souche» pour mieux rêver de l'âge classique, comme si le Pen n'avait pas marqué au fer cette expression. Il se présente, en somme, comme Hibernatus: en personnage qui, congelé vers 1890, reviendrait parmi nous, en l'an 2000, pour utiliser ces mots comme si les horreurs du siècle ne les avaient pas chargés. Sans tenir compte de leur usure, de leurs plis, du sens que l'Histoire leur a donné. Sa démarche, même maladroite, est celle d'un écrivain: il faut pouvoir employer les mots, les interroger, les décrasser, les libérer. Mais elle peut aussi être celle d'un inconscient ou d'un révisionniste. Il le sait, et joue avec ces mots: pour voir où est la limite.
Philippe Lançon
(1) www.perso.wanadoo.fr/renaud.camus