La mauvaise réputation
Par Philippe Lançon
 
 
 
 

Je vais vous parler d'un vivant mort. Vous vous rappelez peut-être qu'au printemps 2000, un écrivain a été accusé par une partie de l'intelligentsia culturelle d'être un antisémite. Cet homme s'appelle Renaud Camus. Il publie en novembre derniers trois livres, dont son journal de "l'affaire", Corbeaux, aux éditions Impressions Nouvelles. Résultat de presse : silence ou mépris. Pendant trois mois, les oies grasses du capitole démocratique ont cacardé à l'antisémite comme si leur vie - et la nôtre - en dépendait. Et quand cet homme publie trois nouveaux livres, elles se taisent comme s'il n'avait jamais existé. Un nouveau monstre, sans doute, les attire : un ex-tortureur en Algérie, peut-être. Le cas Camus est déserté comme le buffet vidé d'un cocktail du Tout-Paris. C'est le moment d'en parler : à contretemps. Contre le temps des moralisateurs publics, athlètes surentraînés du contre-la-montre.

Camus n'est pas un écrivain sympathique. Il est réactionnaire, très vielle France. Il fantasme sur la terre et les morts comme au siècle dernier, et on sait où ça mena. Diariste, il parle de lui. Il nous cache peu ses petits secrets et ses mauvaises pensées. Depuis vingt ans, il a quelques milliers de lecteurs fidèles. Pour ce que j'en sais, ils ne sont ni réactionnaires ni antisémites. Ils accompagnent Camus comme un étranger qu'ils ont appris à connaître intimement : avec ses qualités, ses défauts, ses jolis mots et ses phrases inadmissibles - inadmissibles, et qu'il faut pourtant non pas admettre, mais supporter. Avec leurs regards, il fabrique sa statue : celle d'un écrivain qui aurait pu naître vers 1860 et qui écrirait un peu comme au XVIIe siècle. Mais rien n'est simple dans la vie : c'est aussi celle d'un homosexuel qui passe son temps dans les saunas; d'un excellent connaisseur de l'art contemporain; et d'un auteur qui, sur internet, écrit sans fin une oeuvre arborescente, Vaisseaux brûlés, dans lesquels ses lecteurs peuvent entrer où ils veulent et quand ils veulent. Vous l'avez compris : on ne lit pas Camus pour penser comme lui ou pour se "reconnaître" en lui, comme on dit à la télé. On le lit plutôt pour faire l'expérience, avec les mots, d'un grammairien gênant, pesant, hors des normes; pour retrouver ce que cette talentueuse tête à claques à de singulier. On le lit pour de méfier de lui et de soi.

Mais à quoi bon parler de cet auteur, me direz-vous, puisqu'il est antisémite? Seriez-vous pas un peu antisémite, par hasard? Ou un peu complaisant? Quel est votre camp, au juste? Et bien, je ne suis pas antisémite, et je ne crois pas être complaisant, mais je refuse de choisir un camp. Au début, comme ceux qui ne l'avaient jamais lu, je me suis contenté de le condamner sur la base des phrases misérables que je lisais dans la presse, ces phrases de son journal où il désigne puis compte les «collaborateurs juifs» d'une émission de France Culture : il a écrit ces phrases antisémites, donc il l'est. Puis je l'ai lu. Attentivement. J'ai découvert qu'il écrivait ailleurs des phrases qui dénonçaient les premières; et j'ai cru comprendre le sens de l'ensemble : Camus joue avec le sens des mots et avec la bonne conscience - et les nerfs - de ses lecteurs. il les provoque en les plaçant dans une zone grise où celui qui n'est pas antisémite peut, un jour, écrire des phrases qui le sont. La polémique a emporté tout ça. Il fallait choisir : on est antisémite ou on ne l'est pas. Bien sûr. Mais voilà : plus je le lisais, plus je sentais qu'il ne l'était pas. Bien qu'il ait écrit ça. D'ailleurs au moment même où on disait qu'il l'était, il publiait Nightsound (P.O.L), un petit livre sur le peintre Josef Albers, une profonde réflexion sur l'art après le génocide des Juifs par les nazis, sur les formes «silencieuses» comme seuls échos possibles à ce génocide. Comment un antisémite pouvait-il écrire ça? Il ne le pouvait pas. Mais la contradiction ne fut pas levée : personne n'a parlé de Nightsound, et surtout pas les moralisateurs. Ça ne collait pas. On juge un homme sur quelques phrases, puis on évite tout ce qui pourrait ne pas justifier ce qu'on a décidé d'en penser. Puis on oublie, attiré par une autre charogne.

Et pour finir, un mot sur la liberté. Dans son journal de "l'affaire", camus raconte qu'un jour, ses amis lui demandent de supprimer certaines phrases sur "la pensée juive" écrites sur son site. Sans quoi il deviendra indéfendable, et son livre, retiré de la vente, ne reparaîtra plus. Il refuse. Alors, un amie lui parle. Il raconte, et c'est comme Saint-Simon : « Elle disait voir parfaitement ce qu'il y avait d'horrible à exiger d'un écrivain de faire disparaître ses textes; que même on ne saurait l'exiger de lui, et qu'elle en tout cas ne me le demanderait pas; qu'elle comprenait très bien que je refuse de le faire, sous quelque pression que ce soit; que même elle m'admirerait de mon refus; mais que d'un autre côté, d'un point de vue purement stratégique, ce serait une attitude fatale; que je m'exposerais en me braquant à perdre le peu de voix dont je disposais encore; que l'essentiel dans l'immédiat était la reparution de La Campagne; et qu'un nouvel incident portant sur des passages dont il n'avait jusqu'à présent nulle part été question, non seulement rendrait impossible cette reparution, mais me mettrait définitivement hors-jeu. J'ai supprimé.»

Ces mots devraient émouvoir quiconque aime se sentir libre. Quoique je pense de Camus, et il m'agace, à cet instant je suis avec lui : pour qu'il soit publié, sans coupes, et diffusé partout. Dans les Fnac, par exemple. Camus est un petit marquis. Il croit que la culture est un privilège de l'élite. Epok est un journal édité par la Fnac, magasin symbolique d'une culture grand public qu'il n'apprécie pas (bien qu'il achète parfois ses livres et à la Fnac). C'est donc ici qu'il faut défendre son droit à être publié, diffusé, lu, pas oublié. Liberté, oui, et d'abord pour les autres, surtout quand ils vous exaspèrent et ne vous supportent pas.

Philippe Lançon