Du religieusement correct au politiquement correct
Par Emmanuel Le Roy Ladurie,
de l'Institut
 

Deux entités s'offrent à nous respectivement : elles tirent à hue et à dia et même elles se "positionnent" en sens contraire l'une de l'autre : à savoir le politiquement contraire et l'obscène. Toutes les deux très variables, labiles. Le premier, le politiquement correct, fut longtemps épaulé par les activités de la censure, protectrice à son égard, et dont les foudres peuvent aujourd'hui encore s'abattre sur tel ou tel ouvrage : et par exemple Le Grand Secret du Dr Gubler (1). Les origines de la censure des textes imprimés, au sens le plus fort de celle-ci, sont beaucoup plus anciennes : elles remontent en France au règne de Louis XIII, de 1610 à 1643. Dès le 9 juillet 1618, par contre, un règlement prétend déjà «mettre de l'ordre dans la librairie», on devine dans quel sens. Il est suivi quelques jours après par le supplice de trois libellistes, espèces de journalistes avant la lettre, et un peu plus tard par l'exécution de Lucilio Vanini, brûlé à Toulouse au cours de l'année 1619 en tant que philosophe athée.

On pourrait à juste titre critiquer l'Eglise catholique à ce propos mais Calvin de son côté avait eu, lui aussi, l'initiative assez saugrenue de faire brûler Michel Servet pour antitrinitarisme : Servet, protestant d'extrême gauche, niait en effet qu'il y eût trois personnes en Dieu. Calvin, cependant fort humanitaire pour le coup, fit placer une couronne d'explosifs sur la tête de Servet, ce qui abrégea de beaucoup son supplice, une fois le bûcher allumé. Le politiquement correct était donc à l'époque religieusement correct, à Rome comme à Genève.

Cet aspect religieux des choses, ou plus exactement des interdictions, se retrouvera encore au temps de Voltaire et des Lumières, lors des affaires de Calas, de Sirven et du chevalier de la Barre, protestants persécutés ou libre-penseurs en herbe, vertement remis à leur place, et cela jusqu'à l'exécution capitale inclusivement.

La politique politicienne avait aussi son mot à dire : en 1718, le livre de l'abbé de Saint-Pierre, La Polysynodie, à tendances démocratiques, est condamné, son auteur, durement puni, est exclu de l'Académie française. Dès 1697, Mme de Maintenon avait fait chasser de Paris, autre exclusion, la troupe des comédiens italiens, accusés d'avoir tourné en ridicule cette dame épouse du roi de France, grâce à la représentation d'une comédie satirique, La Fausse Prude. Ces acteurs ne sortirent de leur disgrâce qu'en 1716 : leur retour cette année-là sur les planches du Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne fut même l'un des premiers signes de libéralisme de la régence de Philippe d'Orléans. Mme de Maintenon est du reste le parfait exemple de l'inversion magnétique qui affecte de temps à autre le champ du politiquement correct et qui le transforme en son contraire : le fait de se moquer d'elle, cruellement, avait fait interdire pendant une vingtaine d'années les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne. Mais de nos jours les vives attaques contre cette femme, «obsédée de pouvoir et d'enfer, empreinte d'intégrisme religieux et moral, poussant des jeunes filles à l'évasion voire au suicide», selon un film intitulé Saint-Cyr, ces attaques ont recueilli les félicitations d'une dizaine de journalistes dans le tableau d'honneur de Pariscope.

Autre inversion du champ magnétique ou modification totale des contenus sémantiques, assez analogue à la précédente, celle qui affecte le mot obscène, ou obscénité. Pendant longtemps ces deux termes avaient connoté telle ou telle activité délictueuse, impudique, procédant par voie écrite, orale, iconique ou photographique et se rapportant de près ou de loin au "domaine sexuel".

Les vues relatives à l'obscénité ont certes varié quelque peu depuis les débuts de l'ère chrétienne jusqu'au XIXe siècle mais le "paradigme obscène" en général est resté grosso modo fidèle à lui-même jusqu'à notre IVe République inclusivement. Madame Bovary et Les Fleurs du mal eussent été probablement beaucoup mieux reçu au XVIIIe siècle qu'elles ne le seront sous le Second Empire, contemporain de la parution de ces deux ouvrages..., parution suivie de procédures judiciaires à leur encontre. La Renaissance, en réintroduisant à la mode antique l'usage du nu dans la peinture, avait fait preuve, pour sa part, d'une audace que le Moyen-Age, dans le domaine de l'art, aurait volontiers puni de la façon la plus rigoureuse. Enfin, dès notre IIIe République, en sa florissante époque, un Zola dans ses descriptions littéraires de la vie du couple allait beaucoup plus loin que ce n'était le cas, deux générations plus tôt, à l'époque de Stendhal ou de Balzac.

Et pourtant la vraie mutation de l'obscénité ne date que des années 60 : les étudiants nord-américains de l'université de Berkeley ont alors qualifié d'"obscène" la guerre du Vietnam, cependant qu'ils revendiquaient et quelquefois pratiquaient une liberté amoureuse, "hétéro" ou "homo", qui bravait tous les interdits, devenus de ce fait caducs. Vers la même époque, l'un de mes amis, chrétien progressiste, me déclara qu'étaient "obscènes" les propos natalistes de divers théoriciens ou démographes appartenant à la droite française; ce glissement de sens était intéressant : l'analyse de mon ami s'adressait en effet à une activité sexuelle au départ, et populationniste à l'arrivée, je veux dire le natalisme, la fécondité. Cette évolution sémantique débouchait donc sur une définition de l'obscène qui ne visait plus les impudeurs du bon vieux temps. Elle concernait maintenant le "lapinisme" condamné comme tel, et le conservatisme social, tenu pour ridicule. Les vieilles réactions de pruderie faisaient place aux appréciations essentiellement politiques.

De nos jours la transformation est totale. L'ancien territoire de l'obscénité est déclaré vacant. La pornographie, soft ou hard selon le cas, est entièrement admise, sauf par quelques grincheux ou pères la pudeur. La frontière entre homo et hétéro est en voie de disparition. Quelques sanctuaires refuges sont préservés, faut-il dire à titre muséographique : ainsi la pédophilie, l'inceste, font encore l'objet d'une certaine réprobation. Pour combien de temps?

En conséquence, par simple transfert, un nouveau territoire de l'obscénité vient d'être défini : il l'est en fonction du politiquement correct et de la très haute valeur accordée à l'hyperégalitarisme ultraparitaire de notre époque, lui-même flanqué d'un antiracisme et d'un superféminisme extraordinairement exigeants.

La définition de l'obscène tend maintenant à s'attacher à tout ce qui est raciste, misogyne, extrême droite, etc. La nouvelle religion civique, définie par Régis Debray dans L'Emprise (2), a de ses exigences. le livre de l'écrivain Renaud Camus (3) vient d'être retiré de la vente en raison des polémiques relatives au racisme qu'il a suscitées. Mais qui osera rappeler que ce même ouvrage, naviguant de sauna en backroom, eût été très évidemment interdit, il y a une cinquantaine ou une centaine d'années, pour des raisons bien différentes et pour simple cause d'atteinte aux bonnes moeurs. En un demi-siècle tout au plus, on a donc assisté à un changement total d'optique, quant à la définition de l'obscène, sexualisé jadis, politisé aujourd'hui.
 

Emmanuel Le Roy Ladurie,
de l'Institut

______________________________________________________________________

(1) NDLR : le médecin de François Mitterrand

(2) Gallimard

(3) La Campagne de France, Fayard.