Cher Bruno Chaouat,

jusqu'à présent je ne suis pas parvenu pour des raisons techniques, à prendre connaissance de votre texte sur Tricks. En revanche j'ai pu lire celui de votre communication sur La Campagne de France. Et je vous avoue que j'en suis horrifié - j'allais ajouter « comme disait Léon Blum », mais au point où nous en sommes j'imagine que vous prendriez cela pour une réflexion antisémite.

Mon premier sentiment fut de ne pas vous répondre, car je crois bien, hélas, qu'à ce degré-là de mécompréhension l'échange n'est plus possible. Toutefois, à la pensée de notre correspondance jusqu'à ce jour, où il m'avait semblé qu'entrait une appréciable dose de bonne volonté de part et d'autre, je ne veux pas désespérer tout à fait du dialogue. Nombre de vos propositions, pourtant, me semblent épouvantablement conformes à ce qui a traîné dans la presse pendant six mois, et ne pouvoir en aucune façon résister à une confrontation sérieuse, je ne dis pas "bienveillante", mais simplement "objective", "scientifique","universitaire", avec les textes. « Elles ne sont pas dans Jansénius » disaient les jansénistes des propositions condamnées en cour de Rome. Celles que vous m'attribuez ne sont en aucune façon dans moi, si j'ose dire. Elles sont même parfaitement contraires à mes convictions - à mes convictions réelles, veux-je dire, non pas à celles que m'attribuent les journaux, la télévision, la radio, tous organes médiatiques que je suis douloureusement surpris de vous voir suivre de si près, en dépit des exigences de la rigueur critique.

Je pense à des phrases de vous telles que celles-ci :

« From certain passages of his Campagne de France, it is clear not only that one cannot be Jewish and French at the same time, but even that one cannot be Jewish and have any close connection to French literature, language or culture. » [D'après certains passages de sa Campagne de France, il est clair non seulement qu'on ne peut être à la fois juif et français, mais même qu'on ne peut être juif et avoir la moindre relation étroite avec la littérature, la langue et la culture françaises]

« A Jew, even if he is a French citizen, even if his parents or grand-parents were naturalized French, can never be French enough to reach the degree of intimacy which would authorize him to talk about French literature. » [Un juif, même s'il est citoyen français, même si ses parents et ses grands-parents étaient naturalisés français, ne peut jamais être assez français pour atteindre le degré d'intimité qui l'autoriserait à parler de la littérature française.]

« That Proust constitutes the core of the "Camus affair" is clear. In La Campagne de France, after having explicitly regretted that too many Jews speak of French culture and literature on France-Culture, Camus wonders, or rather is seized by a sudden doubt : Is Jewish culture at the center of French culture ?  Although he answers in the negative, he does make two exceptions : Bergson and Proust. » [Il est clair que Proust représente le coeur de "l'affaire Camus". Dans La Campagne de France, après avoir explicitement déploré que trop de juifs parlent de la culture et de la littérature françaises sur France-Culture, Camus s'interroge, ou plutôt il est saisi par un doute : est-ce que la culture juive est au centre de la culture française ? Bien qu'il réponde par la négative, il fait deux exceptions : Bergson et Proust.]

Ce dernier paragraphe met sens dessus dessous toute ma réflexion. Ayant écrit que « la pensée juive n'est pas au coeur de la culture française » (une opinion qui peut être soutenue, ou au moins envisagée, me semble-t-il, sans le moindre antisémitisme), je suis aussitôt pris d'un doute. Il est donc faux d'écrire « although he answers in the negative », puisque tout se passe exactement en sens inverse : d'abord la négation, puis le doute. Il est encore plus faux d'affirmer : « he does make two exceptions ». La vérité est que je donne deux exemples, parmi de nombreux autres possibles, de ce qui corrobore mon doute. Bergson est « au coeur de la philosophie de son temps dans notre pays ». Le mot d'"épicentre" ne s'applique qu'à Proust. Et il est bien évident que j'entends "épicentre" au sens vulgaire, courant, de "centre du centre", "sur-centre", "hyper-centre". Je me suis réjoui à plusieurs reprises que Proust tende à se substituer à Molière comme figure tutélaire de nos Lettres et soit devenu notre Dante, notre Shakespeare, notre Camoens, notre Goethe. Cependant je reconnais qu'il y a quelque chose de flatteur (pour Proust) et de juste dans votre façon (en l'occurrence erronée) d'entendre "épicentre" en son acception scientifique et sismologique, dans ma phrase : oui, Proust, est bien pour notre littérature, autant et plus que Dante pour la littérature italienne, l'hypercentre qui subvertit en permanence, qui ébranle, qui transforme le paysage autour de lui.

Mais le comble du comble de la criante et ravageuse erreur de lecture, c'est à propos de l'épisode Eliézer, qui ouvre le livre. Vous remarquez qu'Eliézer est «un nom typiquement juif » et vous affirmez que j'en fais l'emblème d'une prétendue incapacité juive à parler correctement le français.

Le gendarme Eliézer, de l'avis de la plupart des lecteurs du "journal", en est la figure la plus sympathique et attachante après "Flatters". Cela ne serait certes pas incompatible avec sa judéité, quoique en l'occurrence il ne soit pas juif. Son nom l'est bel et bien, en revanche, ou plus exactement biblique. Et je "journal", dont vous n'êtes peut-être pas un lecteur très régulier, dit mon enchantement de découvrir ce nom-là, en fait le deuxième de ses prénoms, qu'il cachait soigneusement parce qu'il le trouvait archaïque et démodé, pour tout dire ridicule, alors qu'il me semble à moi magnifique.

Or c'est toute la scène que vous entendez de travers - incité à cela, peut-être, par une vision caricaturale (et journalistique) de mes positions sur la langue. D'abord vous inventez purement et simplement que je dise du langage du gendarme qu'il est « brutal » et « butchered » (« La Campagne de France opens with a gendarme named Eliézer admonishing the diarist's dogs in a French described as brutal, butchered and whistling... (...)  such barbaric speech. Eliézer is of course a typically Jewish name, and would be rarely given in the rural, Catholic France where Camus lives.» ) En fait les formules du gendarme à propos des chiens, «Mais c'est n...uuuuuuul, ça, comme chien ! » ou « C'est déjà assez nul, ça, comme genre de chien...», et sa façon de les émettre, que j'essaie de rendre et de décrire le plus exactement possible, ce qui n'est pas chose facile par écrit, m'amusent et me plaisent tellement qu'elles sont chez moi les phrases fétiche par excellence, que je répète semi-gâteusement vingt fois par jour, tant je les aime, et que je suis allé jusqu'à placer en tête d'un livre, malgré leur insignifiance !

Vous auriez pu relever, si vous aviez été un peu moins "biasé" (forgive my english), qu'encore  plus en tête figure une phrase de Mandelstam, un choix curieux de la part d'un antisémite. Mais ce choix était prémonitoire, puisque Mandelstam pourrait bien être le saint patron des auteurs censurés.

Je regrette beaucoup qu'il ne soit pas possible de mettre votre texte dans mon "dossier". Il en serait vraiment l'un des plus beaux fleurons.

Veuillez croire à mes sentiments les meilleurs (possibles)

Renaud Camus