Il faut regarder la saloperie en face
Entretien de L'Evénement du jeudi avec Bernard-Henri Lévy
L'EdJ : Vous avez détesté le livre de Renaud Camus...
Bernard-Henri Lévy : Je déteste absolument l'antisémitisme qu'on entend dans Campagne de France. Et je suis très en colère quand certains affectent de nier ou de minimiser le caractère odieux de ces pages.
Vous regrettez pourtant que ce livre ait été retiré de la vente...
C'est vrai. Parce que je suis contre la censure. Et parce que ce retrait n'a rien arrangé, bien au contraire. On a évacué le problème en enlevant le livre des librairies. On a retiré l'objet du scandale et empêché qu'on aille au bout de la question. Aujourd'hui, de bons et beaux esprits pétitionnent en faveur de Renaud Camus, se contentent d'émettre des "réserves" sur des pages, des propos, absolument pestilentiels! Des réserves? Mais c'est ici que je suis effaré. Il ne devrait pas s'agir de réserves, mais d'horreur, de répulsion, d'urgence à dénoncer! Bref, il faut penser à la fois les deux choses, même si c'est compliqué. Premièrement, les pages en question du livre de Renaud Camus sont antisémites - donc Renaud Camus est antisémite : on est antisémite pour ce qu'on fait, pour ce qu'on écrit, et seulement pour cela. Renaud Camus pratique un très vieil antisémitisme français, empreint de maurrassisme, qui considère qu'un juif - un étranger, un métèque - est incapable d'entendre les subtilités de la culture française. C'est stupide, c'est abject, il n'y a aucun débat là-dessus. Pour autant, et deuxièmement, ce livre ne devrait pas être retiré ou censuré. Je ne crois pas qu'on puisse combattre la haine par la censure ou par la loi. je ne crois pas qu'on puisse efficacement "interdire" le mal. C'est ma conviction depuis toujours. A l'époque de SOS Racisme, j'étais contre l'interdiction du Front national. Quand j'entendais des antiracistes se faire fort d'"éradiquer le racisme", j'étais épouvanté. La morale et la politique ne relève pas de la médecine. Croire qu'on peut, qu'on doit "guérir" une société, c'est déjà adopter le vocabulaire, le point de vue de l'ennemi... Donc on n'interdit pas. On répond, on désigne, on fustige, on argumente, on dénonce, on démonte, sans faire la politique de l'autruche.
Ce refus de la censure est-il simplement d'ordre pragmatique, politique? Ou y a-t-il également dans votre position un choix d'écrivain, un acte de soumission envers la littérature?
Bien sûr! On ne "caviarde" pas l'oeuvre d'un écrivain - et Renaud Camus est, hélas, un écrivain. Il faut la prendre telle quelle, avec sa part d'ombre, son ignominie parfois. Sinon on triche. On joue. On fait semblant. Amputer un auteur, blanchir son oeuvre, l'expurger, c'est trahir la vérité... On ne peut pas faire comme si Céline n'avait pas écrit Bagatelles pour un massacre. Par ailleurs, où s'arrêtera-t-on? Où est la "maxime", au sens kantien, qui permettra de ne censurer "que" l'antisémitisme d'un écrivain? Quand, et où, bloquera-t-on le couperet? J'ajoute enfin que, à censurer, on s'arrange, on se masque la réalité. Je ne me fais pas d'illusions sur mon pays. La tradition antisémite fait partie de l'histoire de la France. je la combats. Mais je sais que ce combat ne sera jamais tout à fait gagné... Quand Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit, dit, en parlant de moi : «Quand j'entends le mot "Lévy", je sors mon revolver», je sens bien que tout n'est pas réglé, que c'est un combat qui durera au-delà de nos vies... Mais revenons à Renaud Camus. Ce qu'il écrit me rappelle cette réalité française. Si j'interdis son texte, si je l'efface, je me donne bonne conscience à peu de frais. J'efface ce Camus? J'efface le mal? La bête immonde est morte? Trop facile. On proclame Renaud Camus le salaud unique. Et, en même temps qu'il est pointé du doigt, on communie dans la réhabilitation glauque de Chardonne.
Quand avez-vous découvert que des maîtres de la littérature étaient racistes, antisémites ?
Je l'ai toujours su. Adolescent, j'ai lu, comme tout le monde, Paul Morand, Bernanos, Giraudoux... C'était déprimant de voir que l'activité humaine que je plaçais le plus haut pouvait aller de concert avec la haine de ce que j'étais, moi, jeune juif épris de textes. Cette sensation s'est prolongée à l'âge adulte quand j'ai lu l'Histoire de l'antisémitisme de Léon Poliakov, alors que je préparais Le Testament de Dieu. Pour quelqu'un comme moi, lire Poliakov est d'une tristesse absolue: si peu d'écrivains avaient donc échappé à cette haine? Même Zola, parfois, s'était laissé corrompre? Et puis, enfin, j'ai lu Céline. J'ai lu Céline, et je l'ai aimé. Plus que ça, il a transformé, autant que Proust, ma vision de la littérature. Le Céline que, jusqu'à l'âge de 30 ans, je refusais de lire ! Le Céline d'après-guerre, Rigodon, Nord, D'un Château l'autre. Le cas Céline, voilà. J'ai appris que je pouvais aimer des écrivains qui étaient aussi des canailles.
Comment vous êtes-vous arrangé avec cette contradiction ?
En l'acceptant. En résistant à la double tentation contraire de ne pas les lire du tout, ou d'oublier leur face noire. Premier risque, première imbécillité: brûler Céline, ou étudier la philosophie en occultant Hegel et Heidegger, comme l'a fait, par exemple, Jankélévitch. Deuxième écueil: la complaisance, l'empathie, la sympathie malsaine: Pierre Assouline et sa façon de nous dire, dans Le Fleuve Combelle: « Je veux faire partie du club même s'il ne veut pas de moi. »
Propos recueillis par
Claude Askolovitch