Article de Renaud Camus envoyé à Libération le 28 avril 2000, et lu le même jour au colloque Renaud Camus : écrivain de l'université Yale.
Ce qui m'arrive est désagréable, mais je n'ai pas le droit de m'en plaindre, car ce serait insulter les morts, et placer mon petit malheur au regard de l'immensité du leur. Pour des raisons du même ordre, je n'ai pas non plus le droit de rire de mes mésaventures, bien que parfois il y ait de quoi, fût-ce un peu jaune - ainsi lorsque Laure Adler, emportée par son bel élan, parle à mon sujet de négationnisme, de dénonciations sous l'Occupation, et glisse même le nom d'Hitler, pour la bonne mesure ; tout cela parce que je me suis permis d'écrire qu' "exagéraient un peu", certains jours, des journalistes juifs d'une émission de France Culture, dont ils avaient tendance à faire, à l'occasion, selon moi, une émission presque communautaire. Petit péché, petit reproche. D'autant que je n'ai rien contre les émissions communautaires. J'écoute avec intérêt celles du dimanche matin, au contraire, à commencer par Ecoute Israël. Mais il y avait mélange des genres, quelquefois. Et que les journalistes en question soient juifs, c'est eux qui le soulignaient souvent, il va sans dire, ce n'est pas moi. Alors dénonciations, Hitler, négationnisme...
Ce qui m'arrive est désagréable, mais je n'ai pas le droit de m'en plaindre, car pour Mme Catherine Tasca dire qu'on n'est pas antisémite, c'est faire «comme bien des propagateurs des thèses racistes». En somme c'est reconnaître qu'on l'est. Voilà qui rend difficile de défendre son honneur et la vérité.
Antisémitisme, en effet : aussitôt l'autre n'existe plus, eût-il donné mille preuves d'intérêt pour la culture juive, de sympathie pour le peuple juif et de respect pour la douleur juive. La douleur juive le regarde comme ferait la tête de Méduse, lui ravissant d'autant mieux le geste et la parole qu'il a pour elle, précisément, plus de respect. Il est perdu.
Mais je n'ai pas le droit de me plaindre, car j'avais prévu ce qui m'arrive. Les lignes incriminées l'annonçaient. C'était exactement leur thème. Est-ce que l'on peut parler de juifs, à présent, comme de Bretons ou de Corses ? «Je pose la question d'un coeur d'autant plus léger que personnellement je m'intéresse infiniment plus (mais vraiment dix mille fois plus) à la pensée juive ou à l'histoire juive qu'à la pensée corse ou à la sociologie de la Bretagne...) »
De sorte que l'actuel débat se situe en deçà de ces lignes, vieilles à présent de six années, et qui ne faisaient que s'interroger sur lui, conscientes de ce qu'il allait être : à «un petit abus de rien du tout» dans la programmation de France-Culture, elle ne trouvaient «de vraiment irritant qu'un seul aspect : qu'il soit à peu près impossible de le relever. Le relevant on s'exposerait à une arme absolue de langage, dont nul ne peut réchapper - antisémitisme. Or elle n'est pas toujours utilisée à bon escient.» Et un peu plus loin : «Mais il semble qu'il pourrait en être débattu sans qu'aussitôt quiconque la soutiendrait [l'hypothèse du petit abus] soit accusé des pires monstruosités idéologiques, politiques ou morales.» Eh bien non ce n'est pas possible. Voilà ce qui est prouvé tous les jours. Et cependant "Il n'est pas bon qu'un groupe ou un autre soit éternellement soustrait, serait-ce par les horreurs non pareilles qu'il a subies, à toute critique, fût-elle à la fois insignifiante et légitime.»
Sauf lorsqu'il est énoncé par des juifs - dont on envie parfois la liberté, sur ce point -, le mot juif est aussi imprononçable que le nom de Dieu dans l'Ancien Testament. Un protestant, deux Espagnols, trois Angevins. Un juif? Le soupçon vous transperce, la douleur juive vous foudroie. Ne parlons pas d'israélite. Il n'y a pas de mot. Indicible la douleur, et sa victime, éternellement. Mais l'indicible, quel écrivain s'en accommoderait pour toujours ? Ces plages dangereuses de nommer, elles sont l'espace naturel des Lettres. Ecrire c'est brûler ses vaisseaux.
Alain Finkielkraut, voyant bien l'absurdité du lynchage dont je fais l'objet, et qui est la matière même, pourtant, des pages qui lui servent de prétexte, entraîne le débat sur un autre terrain. Lui qui lit les livres et les oeuvres, et pas les beaux extraits que se repassent les rédactions, il ne me reproche pas le négationnisme - dont il n'y a pas la moindre trace dans mes écrits, faut-il le dire? (au point de délire où nous en sommes arrivés, je commence à croire qu'il le faut). Lui me soupçonne de "maurrassisme", c'est déjà un peu moins grave. J'aurais de la France et de la francité, selon lui, une conception essentialiste. C'est un problème philosophique, celui-là, qui ne me mènera pas devant la Cour de la Haye, où voudrait me traîner Mme Tasca, avec ministérielle modération.
Alain Finkielkraut est surtout choqué, dans La Campagne de France, par une référence aux première ou deuxième générations, censée expliquer qu'on écorche, à la radio, les noms des personnages de Proust - tout cela sur des sujets minuscules, on le voit. Mais si première ou deuxième générations peuvent être envisagées comme pertinentes, en la matière, c'est que deuxième ou troisième ne pourraient plus l'être, et que d'essentialisme, par conséquent, il n'y a pas lieu de parler.
De toute façon la candidature herméneutique du nombre de générations est expressément repoussée. « L'intimité avec le faubourg Saint-Germain du petit Marcel, dit le texte, le profond de la campagne française n'y préparerait pas davantage.»
Ce n'est pas insulter la pensée, cependant, que de la croire originée : dans le désir, dans l'intérêt, la vanité ou l'amour, la terre, le roman familial ou langue. Toute l'intelligence a consisté au contraire à prendre la juste mesure de ce que penser doit à ses sources, en chacun de nous - quitte à s'en éloigner toujours plus avant, pour plus de liberté et d'abstraction, si c'est bien là ce que l'on souhaite. Pour ma part je préfère les idées et les phrases qui se souviennent de leurs chemins, de leur histoire, et de ce qu'elles ont traversé du sens, et de ses strates contradictoires. C'est un goût, il n'est pas pendable, je crois. Il prédispose à aimer l'autre comme autre, et pas seulement comme semblable ; le particulier comme particulier, et non comme pseudo-général.
Renaud Camus