Renaud Camus s'autocensure
Par Mathieu Lindon

Son livre reparaît après la suppression des passages jugés antisémites
 
 

Claude Durand, PDG de Fayard, contre-attaque. La Campagne de France, le journal de 1994 de Renaud Camus, a reparu hier dans une nouvelle édition, où les passages qui ont fait scandale ont été remplacés par des blancs. «On pourra juger qu'il y a quelque absurdité à soustraire d'un ouvrage des phrases qui ont traîné deux mois durant dans toutes les gazettes. Elles s'y trouvaient sans leur contexte. Voici leur contexte sans elles», écrit l'auteur en tête d'un bref texte d'une page. «Si j'ai peiné quiconque, j'en suis peiné moi-même», écrit encore Renaud Camus, qui estime que la mémoire et la douleur sont des arguments devant lesquels il s'incline sans se contraindre. «C'est seulement quand on les fait servir à des intérêts séculiers qu'il est loisible de résister. Non pas à elles, bien sûr. A ceux qui les profanent en les utilisant à des fins de pouvoir.»

«Les procureurs». Ce texte de l'écrivain est lui-même précédé d'un Avant-propos de plus de trente pages de Claude Durand. L'éditeur de Raul Hilberg, Claude Lanzmann, Robert Badinter et Serge Klarsfeld, insoupçonnable d'antisémitisme, revient sur «ce qu'il est convenu désormais d'appeler "l'affaire Camus". Il y explique que la liberté d'expression, selon lui, ne devrait pas être réservée à ceux qui partagent son avis mais s'étendre jusqu'à ceux qui en ont un différent. Il comprend maintenant que cela ne pourra pas convaincre «les procureurs», c'est-à-dire ceux qui s'exprimèrent le plus violemment dans la presse, «car, aux yeux de certaines de nos nouvelles élites, fascinées par la notoriété, l'influence, l'argent et les commodités du pouvoir, la simple générosité est une faute, la gratuité une marque d'imbécillité, la défense d'un ennemi une trahison plus grave encore que ce qui peut être reproché directement à ce dernier».

Si le livre a cependant été retiré de la vente par Fayard, dit Claude Durand, c'est qu'après la violence des réactions de Laure Adler, directrice de France Culture, et Catherine Tasca, ministre de la Culture, il craignait qu'une action en référé ne soit engagée contre le livre, alors que son auteur devait impérativement partir pour trois semaines aux Etats-Unis. Si le livre a été remis en vente si tardivement, c'est également en raison de l'absence de Renaud Camus. L'écrivain a en effet lui-même opéré les coupes. Cela donne d'ailleurs des effets étranges. Ainsi, page 329, il commence par expliquer en quatre points: «En quoi je ne suis pas antisémite». Suivent quatre paragraphes auxquels  aucun mot n'est retranché d'une édition à l'autre. Croyant avoir assuré ses arrières, Renaud Camus expliquait ensuite: «En quoi il m'arrive d'être irrité par certains juifs». Non seulement, naturellement, une bonne partie du paragraphe suivant est blanc dans la nouvelle édition, mais la première phrase elle-même est tronquée, devenant «En quoi il m'arrive d'être», comme si l'expression «irrité par certains juifs» était indicible. On soupçonne Camus d'en faire trop exprès pour mieux mettre ses contempteurs en face de leurs responsabilités, quant à ce qu'on peut ou ne peut pas dire des juifs quand on n'est pas juif, sujet qui le passionne.

«Lèse-journalisme». Pour Claude Durand, l'affaire vient de ce que Renaud Camus a commis un crime de «lèse-journalisme» en manifestant son mépris des critiques littéraires dans son Journal. Et de l'esprit d'une certaine gauche. Le PDG de Fayard cite Pierre-André Taguieff: «Le moralisme de gauche, pratiqué surtout par la nouvelle extrême gauche («radicale»), est un maximalisme: il exige toujours plus de marques et de preuves de conformité idéologique, de pureté antifasciste, de radicalité antiraciste. D'où son style propre: celui d'un moralisme d'accusation et de dénonciation, voire de délation. La haine manichéenne est insatiable. Son axiome pourrait être ainsi formulé: «Tout antifasciste apparent est un fasciste qui s'ignore et qu'on ignore.»» Claude Durand s'en prend, parfois avec humour, parfois sans, au Monde, au Point, à l'Evénement du jeudi, à Philippe Sollers et à Bernard-Henri Lévy, à Michel Polac et à Gallimard, à Jean Daniel et à beaucoup de journalistes édités chez Grasset, propriété, comme Fayard, du groupe Hachette - et condamnée pour provocation à la haine raciale pour les mémoires de Brigitte Bardot déplorant «l'afflux d'immigrés musulmans en pleurant sa "France perdue"» sans que cela ait provoqué de réaction de ces auteurs envers leur éditeur commun.

Claude Durand pense en outre que ce ne sont pas les journalistes qui ont écrit du bien de la Campagne de France avant le scandale qui n'ont pas lu le livre, mais l'inverse. «Je crois au contraire que la presse dans son ensemble a cessé de lire quand les invectives ont commencé à pleuvoir, dispensant les uns et les autres de toute vérification: quel gain de temps! Ce n'est que du jour où l'auteur et son éditeur ont paru ne pas broncher sous les tirs croisés qu'on s'est remis à lire et citer plus scrupuleusement.» Il cite l'ironique chronologie de l'affaire par Bernard Frank, dans le Nouvel Observateur: «J'avais lu la Campagne de France. Et les passages incriminés. En leur temps. Il y a deux mois. Rien. Pas un mot. C'était du Renaud Camus. A cause de mon absence de vigilance, nous avons manqué un scoop. Nous aurions pu être les premiers. A propos d'une émission qui n'existe plus. Alors que Laure Adler, directrice de France-Culture, à l'origine de la suppression, a su depuis donner de la voix.»

Cicatrices. C'est l'hypocrisie qui a entouré cette affaire qui semble le plus irriter Claude Durand. Il dit republier le livre avec des blancs pour qu'on les conserve «comme les cicatrices infligées à la liberté d'expression par une étrange coalition d'intolérances, inspirées chez les uns par une indignation de bonne foi, chez d'autres  par des rancoeurs sédimentées, chez les troisièmes par des réflexes conditionnés et le souci de garder le monopole de l'invective ou la préséance dans la protestation, chez d'autres enfin, hélas, par le souci criminel d'allumer des feux qui justifient qu'on entende leurs clameurs et appelle leurs secours une fois leurs prédictions vérifiées par les phénomènes pervers qu'ils ont eux-mêmes suscités.» Cet Avant-propos de Claude Durand aussi pourrait faire quelque bruit.

Mathieu Lindon