La longue quête réactionnaire d'un plaideur immobile
Par Hugo Marsan
 

En quarante ouvrages, l'auteur de Tricks a bâti une entreprise autobiographique dans la nostalgie de l'élite qu'incarnait la bourgeoisie cultivée
 
 
 
 
 
 

Le scandale a rendu célèbre un écrivain confidentiel : mais qu'en est-il exactement de cette oeuvre pléthorique (une quarantaine d'ouvrages en vingt-cinq ans !), vouée au culte du moi ? Renaud Camus a longtemps égaré ses lecteurs. Ils voyaient en lui un homme authentique, épris d'art et de liberté, et qui mettait son écriture précieuse au service d'un exhibitionnisme mental et sexuel. La Campagne de France, Journal de l'année 1994 révèle son antisémitisme, mais dans ses neuf journaux précédents et la plupart de ses élégies, chroniques et romans, se construisait déjà une idéologie de la supériorité de l'esthète.

Renaud Camus est le chantre de la «sculpture de soi», attitude résumée dans son credo qu'est Eloge du paraître, que P.O.L vient de republier. «Auteur de ses jours, comme créateur au sein de la création, émule des dieux, sinon rival», il prône une société figée où domine l'élite cultivée, réactionnaire, conservatrice du goût et du savoir-vivre. A chaque blessure d'amour propre, l'auteur distille à doses plus ou moins homéopathiques des propos racistes ou xénophobes. Les «élus» - mais la porte est étroite - doivent se préserver de toute contamination ou ingérence étrangère, jusqu'à instaurer des signes de reconnaissance (dont l'envers serait le délit de faciès) :  «La vie de l'esprit émet des signes, quoi qu'on en dise ; elle laisse des traces sur les visages, dans les attitudes, jusque dans la mise ; son absence encore bien davantage.

En 1975 - il a vingt-neuf ans -, la littérature seule l'intéresse. Deux romans paraissent chez Flammarion, dans la collection de Paul Otchakovsky-Laurens (ami fidèle qui créera sa propre maison d'édition : POL). Passage (1975) et Echange - sous le pseudonyme de Denis Duparc (1976) -, sont deux textes brillants, dans l'esprit du nouveau roman. En 1978 et 1982, il publie deux autres livres : Travers et Eté (Travers II), édités chez POL/Hachette et dans lesquels, associés à des auteurs imaginaires, Tony Duparc et Denis Duvert, il se joue des énigmes. Allusions littéraires, dédoublement d'identité (en hommage à Pessoa), ruptures de style, histoires fragmentées, Renaud Camus entre en littérature avec volupté : «Peut-être ne s'agissait-il, au fond, que de construire un espace heureux du langage ? » (Eté).

Le romancier renouvelle le plaisir du pastiche et de la fantaisie dans Roman Roi (POL, 1983) et Roman Furieux (POL, 1987). S'y font jour le goût très vif des dynasties disparues, du faste baroque des sociétés policées et des modes de vie en déclin. Dans l'intervalle, il publie un livre, préfacé par Roland Barthes, qui devient un livre culte, la bible de l'homosexualité libérée : Tricks (Mazarine, 1979 ; POL, 1988), dans lequel il comptabilise les bonheurs très précis de la drague "achrienne" (c'est-à-dire gaie). Cette "bombe" éditoriale, suivie du Journal d'un voyage en France (Hachette/POL, 1981) inaugure ce qui sera le dénominateur commun de l'oeuvre de Renaud Camus : une entreprise autobiographique tendue vers l'affirmation hautaine et totale du "moi".

Son Journal «qui serait la vie, la remplirait tout entière, se substituerait à elle» (Vigiles, Journal 1987. POL, 1989) y tient la première place. Il décrypte inlassablement sa relation heureuse ou conflictuelle avec son entourage et la société : «Je n'irai pas jusqu'à écrire que l'homme est fait pour vivre seul, non. Mais il est certain que l'autre lui est rapidement une limite... » (La Campagne de France)

Cette "limite" finira par prendre au piège et dévoiler l'auteur du Journal qui «se prend pour l'arpenteur de l'univers [et] ne doute pas d'avoir reçu pour mission l'inventaire du réel... » (L'Epuisant Désir de ces choses. POL, 1995). Réquisitoire obsessionnel, son Journal est aussi une tentative de justification où se décèle la prétention à être pleinement reconnu comme écrivain. Pour légitimer cette ambition, il impose comme référence définitive un personnage (soi-même constamment aux aguets) pour qui «n'a de réelle importance [...] que l'élaboration, en lui-même, d'un beau type humain... » (La Campagne de France).

Depuis 1981, Renaud Camus décortique par le menu ses plaisirs et ses exécrations, relate en détail ses rencontres (amicales, sociales, érotiques), dénonce le péril qui menace la langue française. Il vit dans la nostalgie de l'élite qu'incarnait la grande bourgeoisie cultivée. Mais l'ambition du diariste dépasse l'intimité, il «souhaite que figure entre ses pages le plus possible de ce qu'il entrevoit de l'époque, afin qu'elles aient du moins l'excuse de constituer une petite anthologie de son temps». (Fendre l'air, Journal 1989. POL, 1991).

Dans La Campagne de France, Renaud Camus ressasse les mêmes griefs et brode les mêmes motifs narcissiques à tendance paranoïaque. On y retrouve le procès des moeurs actuelles, dénoncées pendant vingt ans dans son Journal et ses essais.

Mais le ton est devenu amer, le discours singulièrement inquiétant: «Les valeurs et les pratiques du peuple ne me sont antipathiques que dans la mesure où elles sont contraires à la sculpture de soi. [...] Et mon sentiment, qui paraît aujourd'hui si scandaleux qu'il peut à peine être dit, a pour lui l'accord de trente ou quarante siècles, cependant, et d'abord de toute la pensée classique - laquelle a toujours considéré que la vie de l'esprit commençait au détachement d'avec le peuple, à l'extraction, à la distinction. [...] Je ne vois dans le peuple ni plus ni moins de générosité qu'ailleurs, ni plus ni moins de bonté, ni plus ni moins de sagesse, mais certainement moins de forme (donc moins d'élévation spirituelle). Tout ce qui se donne forme, intellectuellement ou spirituellement (y compris la sainteté), quitte le peuple, s'en détache, comme par la sculpture de soi on se détache nécessairement de la masse, des masses.»

Plaideur immobile, jour après jour il construit une morale de la "forme", dont il est devenu le représentant solitaire. En 1992, Renaud Camus quitte Paris et la classe "culturellement dominante", achète le château de Plieux (Gers) où il expose les oeuvres de plasticiens actuels.

Renaud Camus a découvert son royaume, mais le roi est soudain nu, face à la réalité provinciale. L'exil à la campagne, parmi les notables qu'il fréquente assidûment, souligne plus qu'à Paris l'ambiguïté d'un mode de vie où cohabitent la saveur altérée des valeurs bourgeoises et les aventures achriennes dont la richesse est pourtant de traverser toutes les couches sociales pour le seul bénéfice du plaisir. A Plieux, Renaud Camus affronte la "limite" que sont les autres. Pour se justifier, il confie au journal de l'année 1994 ses considérations réactionnaires : «Je ne crois pas à l'inégalité fondamentale, intangible, des races,  des peuples, des groupes humains quels qu'ils soient, et de quelque façon qu'on choisisse de les désigner. En revanche je crois à l'inégalité de leur développement social et culturel et de leurs accomplissements, de leur degré de civilisation, en somme, à tel ou tel moment donné de l'histoire.»

La bibliographie de Renaud Camus ne doit pas être séparée de sa chronologie (chaque journal paraît parfois plusieurs années après avoir été écrit). Dans L'Epuisant Désir de ces choses, roman écrit en 1994, la même année que La Campagne de France qui fait actuellement scandale, un personnage, Ulysse Person, épouvante les éditeurs par les idées raciste de son manuscrit : Opus Niger. Dans ce Journal 1994, la vindicte est directe, en dépit des balancements d'une écriture fascinée par l'accumulation de parenthèses et autres précautions oratoires qui permettent de dire le pire tout en prévenant les réactions du lecteur - terrorisme particulier qui annule l'autre.

Il s'en prend à tout ce qui ne correspond pas à ce qu'il voit comme son individualisme forcené. Les «collaborateurs juifs » du "Panorama" de France-Culture, où l'écrivain n'a pas été accueilli comme il l'aurait souhaité, sont ici dénoncés. L'orgueil voulait que cela ne soit pas grossière et détestable revanche... Renaud Camus développe donc toute une démonstration selon la stratégie du "oui... non... peut-être... ni, ni... néanmoins... pourtant...". Mais son racisme s'exhibe, son antisémitisme éclate, les mots sont là, dans la nudité explicite d'une conclusion qui témoigne de son rapport au monde -  «La pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général ; mais elle n'est pas au coeur de la culture française» - annulant d'avance toute dénégation, toute contradiction.

Hugo Marsan