vendredi 6 mars 1992
par Dominique Noguez
(extrait de son livre Duras, Marguerite)

Je vais entendre à la Maison des écrivains la lecture par Renaud Camus d'extraits de son Journal. Je ne le regrette pas : je découvre que celui que je classais dès la fin des années 70 parmi les jeunes écrivains français prometteurs est effectivement un vrai, un grand écrivain. Il le prouve devant nous non seulement par la lecture de passages de son journal de mars 1990, mais aussi par la lecture d'un chapitre de L'Ombre gagne, "roman d'idées", texte "odieux", qu'il vient de terminer et dont son éditeur ne veut pas (car, comme il s'est donné comme règle d'y écrire les choses les plus horribles qui peuvent passer par la tête d'un individu quelconque, j'imagine que s'y trouvent des propos racistes ou antisémites). Il s'empresse de dire que celui qui parle n'est pas lui, même si, parfois, les idées qu'il émet recoupe certaines des siennes propres. Dommage que ce ne soit pas publié - lui dis-je à la sortie, au cours d'un petit pot qu'organise Martine [Segonds-Bauer] -, car le chapitre qu'il nous a lu est un éblouissant morceau d'anthologie, une charge sabre au clair contre la France d'aujourd'hui peuplée de bonnes (magistrats-bonnes, professeurs-bonnes, politiciens-bonnes, écrivains-bonnes, etc. La tirade vaut le «marchand, tu es nègre, magistrat, tu es nègre...» de Rimbaud!) (1). Tout cela se terminant par un épinglage de quelques tics du langage parlé d'aujourd'hui - notamment le redoublement du sujet ou de l'objet -, avec, in fine, me semble-t-il, une claire allusion à Duras. Rien là, sauf peut-être un cinglant "négresses" pour qualifier certaines caissières de supermarchés, dont ait vraiment à rougir l'auteur, qui a d'ailleurs présenté ce chapitre comme "le moins odieux" (je le lui dis, il me répond : «Si, une chose : moi, je ne suis pas contre les bonnes»). Ce sont en quelque sorte ses Poisons, comme aurait dit Sainte-Beuve. Je voulais aller jusqu'au bout de l'expérience, explique-t-il, pour arriver à une sorte d'écriture indifférente et libérée (ce ne sont pas ses termes, mais c'est l'esprit).

Chose assez drôle : je lui demande si c'est bien Duras qu'il vise à la fin de son chapitre. Il répond oui. Je lui fais tout de même remarquer que ce n'est qu'un hasard si ce trait du style durassien, repérable chez elle dès les années soixante, rejoint le parler des vendeuses d'aujourd'hui. J'ajoute : «Vous avez été proche de Duras, pendant un moment, n'est-ce pas ?». Il répond oui et observe : « Mais c'est drôle, je ne m'en souvenais plus du tout. Ce n'est qu'en relisant dans mon journal que nous avons dîné ensemble, été au cinéma ensemble, que j'y ai repensé.» Comme quoi la tenue scrupuleuse et massive d'un journal - mémoire de rechange - rend amnésique.

Dominique Noguez

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(1) Ce texte a été publié depuis dans L'Infini n°52 (décembre 1995).