Entretien de Renaud Camus avec Lara Obanitcheva,
pour La Russie littéraire
 
 

1. Ce n'est pas la première fois que vous tenez des propos susceptibles de déplaire à l'opinion publique. Notamment au sujet des juifs, des concours de Miss, de l'équipe de France, etc. Comment expliquez-vous qu'un paragraphe sur France Culture a provoqué un tel scandale ? Vous y attendiez-vous ?

Plaire ou déplaire à l'opinion publique n'a jamais été la première de mes préoccupations. Les "précédents" que vous évoquez sont ceux qui ont été relevés rétrospectivement par une presse hostile, et qui m'avait peu lu. Un peu plus d'attention aurait pu lui faire découvrir d'autres sujets d'irritation, souvent en contradiction flagrante avec les premiers ; et de quoi nuancer singulièrement, à dire le moins, le portrait qu'elle a fait de moi. Que le paragraphe en question ait concerné France Culture n'a pas grande importance. C'est de parler de juifs qui est explosif. Et cela je le savais, oui. Mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas parler de certains juifs - en l'occurrence pour leur faire un petit reproche insignifiant - avec autant de liberté que de n'importe qui d'autre. C'est moi l'intégrationniste, en l'occurrence. Il ne s'agissait que de transgresser un statut particulier de discours, qui s'explique certes par les raisons historiques les plus graves, les plus douloureuses, mais qui n'a pas de raison d'être aujourd'hui, dans la vie quotidienne, à propos de trivialités. A tel ou tel juif ou à un groupe de juifs on devrait pouvoir faire de temps en temps un petit reproche - comme d'avoir tendance à transformer une émission nationale censément généraliste en un programme un peu trop "communautaire".

2. Quelle a été votre première réaction quand l'affaire a éclaté au printemps dernier ?

C'est ce que je relate dans Corbeaux,  mon journal  de cette période-là : parler, m'expliquer, mettre les choses et les phrases en perspective. Mais j'ai vite vu que ce n'était pas possible. Un homme seul ne peut pas tenter de se faire entendre contre la presse, quand toute la presse est d'accord pour couvrir, brouiller ou interdire sa voix. En tout cas il ne peut rien faire par voie de presse. Contre les médias, on ne peut pas mener un combat médiatique.

3. Pensez-vous avoir dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ?

- A propos de l'émission à laquelle vous faisiez allusion, le plaisant est que pendant toute l'affaire personne n'a jamais nié la réalité de ce que j'avais dit. Le débat portait seulement sur l'opportunité qu'il y avait à le dire.

4. Pensez-vous que la politique du métissage soit une réussite ?

- Je n'en sais rien, je ne suis même pas sûr qu'elle soit délibérément une "politique". De quelque façon qu'on la nomme, je regrette seulement qu'on ne puisse pas s'interroger sur elle, sur son opportunité, sur ses résultats. La France connaît l'une des plus profondes transformations de son histoire, et pas un instant elle ne s'est interrogé sérieusement sur ce qui lui arrivait. On est déjà dans un autre monde, et personne ne s'est demandé si c'était bien là ce qu'on voulait, quels étaient les avantages et les inconvénients de ce qui était en train de naître sous nos yeux.

Peut-être le métissage et la société pluri-culturelle sont-ils souhaitables. Peut-être sont-ils inévitables. Mais on devrait pouvoir au moins se poser la question sans se faire aussitôt traiter de tous les noms.

Le discours en leur faveur est le discours dominant, infiniment dominant, hégémonique et quasi monopolistique. Et peut-être est-ce une bonne chose que ce soit lui qui soit dominant, et pas un autre. Mais indépendamment de son contenu il présente les défauts de tout discours dominant, d'autant plus manifestes qu'il est plus dominant. Il est prompt à accuser les autres de haine, mais la violence, la terrible violence verbale, le ton agressif des polémistes de jadis, c'est plutôt de son côté qu'ils se trouvent, mélangés à cette désagréable tonalité, qu'on perçoit distinctement quand il s'exprime (et il s'exprime beaucoup), de confort intellectuel, de voluptueux accord avec le sentiment général.

C'est triste à dire, mais le discours en faveur du métissage et de la société pluri-culturelle, pluri-ethnique, exerce plus de censure que ses adversaires, qui eux n'ont guère les moyens d'en imposer. Il y a des pans croissants de la réalité qui ne peuvent être ni vus ni mentionnés parce qu'ils seraient en contradiction avec lui, et qu'il ne supporte pas la contradiction, surtout pas celle des faits.

Il s'adjuge confortablement l'exclusivité de la morale, mais il n'est pas assuré que la société qu'il promeut soit plus morale, plus douce, plus respectueuse des personnes et de l'essor personnel de chacun, que celle qu'elle écarte de gaieté de coeur, sans seulement lui laisser le temps d'exprimer son chagrin de mourir.

Peut-être a-t-il raison. Mais il a tout de même le tort d'avoir trop raison, trop massivement, trop confortablement. La plus grande part de la vérité est peut-être de son côté. Et pourtant on le voit tous les jours écraser de la vérité, et rendre ce faisant la réalité plus obscure. En ce sens, ce discours qui se veut l'héritier des Lumières est partiellement un obscurantisme. De son fait, la masse de ce qui est vrai et qui pourtant ne peut être dit s'élargit tous les jours.

6. Pensez-vous que la nation et la culture française vont bientôt disparaître ?

- J'avoue que je ne me suis jamais posé la question en termes aussi brutaux. Je crains que la nation et la culture française ne soient progressivement réduits à une idée, une bonne idée, peut-être, mais seulement une idée, alors qu'ils ont été bien autre chose, et d'autrement plus riche. Ils ressembleraient alors à ces ennuyeuses oeuvres d'art contemporain qui justement ne sont rien d'autre que ça, qui se réduisent à leur idée, à leur mortelle bonne idée. Ni l'art ni la culture ni la nation ne sont de simples idées, même s'il y faut beaucoup d'idées. De toute façon des inquiétudes sur la culture française ne peuvent pas être dissociées d'inquiétudes encore plus graves sur la culture tout court, sur le civisme, la civilité, la civilisation. On dirait bien qu'on se dirige vers des âges obscurs...

7.  Le juif n'est-il pas devenu une "vache sacrée" en France ?

- Je suis trop lecteur d'Agamben et de Primo Levi, j'ai trop conscience des rapports tragiques de l'homme juif (et de la femme juive) avec l'homo sacer, dans l'histoire du siècle passé, et de l'ensemble des siècles, pour pouvoir souscrire jamais à une expression si triviale. La douleur a donné au juif quelque chose de sacré, qu'il n'est pas question de mettre en cause. Mais ce sacré, comme tout sacré, suscite sa cléricature, et cette cléricature induit, par une saine réaction, son anticléricalisme. Pour être pleinement citoyen, et citoyen comme n'importe quel autre, il faut que le juif, dont n'est en cause ni la douleur, ni la mémoire, ni la grandeur, soit critiquable autant qu'il est louable, comme n'importe qui d'autre. Il faut qu'un juif, ou un groupe de juifs, qui fait l'objet d'une reproche fût-il insignifiant - sur la composition des programmes d'une émission de radio, par exemple - n'appelle pas à la rescousse, à chaque fois, les camps de la mort et ce qu'il nomme à présent la Shoah, par un anachronisme que je trouve gênant, entre parenthèses, car sur le martyre de millions d'êtres il plaque un mot que ces êtres n'ont pas connu, qui à la plupart d'entre eux n'aurait rien dit ; pire, ce mot ne fait plus référence à l'épouvantable réalité, mais à un film, un simple film... Fermons la parenthèse : "Sans la liberté de blâmer, il n'est pas d'éloge flatteur". Et des éloges, Dieu sait qu'il y en a à faire à ce que les juifs ont apporté à la culture et à la conscience française, européennes, universelles. Seulement la référence automatique à l'extermination nazie, faite à tort et à travers et quand il ne s'agit que de défendre une position professionnelle, ou de petits intérêts de rien du tout, a quelque chose d'obscène, de sacrilège, d'attentatoire au sacré, justement. C'est un peu comme si saint Louis s'était curé les dents avec la Sainte Epine...

7. Avez-vous autre chose à ajouter à ce que vous avez déjà dit à ce sujet dans les trois livres parus après "l'affaire" ?

- Bien sûr ! Deux des trois livres parus après "l'affaire" n'ont rien à voir avec "l'affaire". Le troisième, Corbeaux, en est le journal de bord, la chronique au jour le jour. Reste à aborder la question au fond. Ce sera l'objet d'un livre auquel je travaille et qui s'appelle Du Sens. D'autre part Alain Finkielkraut et moi envisageons de publier un livre de dialogues.

8. Quel est votre sentiment aujourd'hui, six mois après ?

- Un sentiment assez serein. Cette affaire ne m'a rien fait perdre de ce à quoi je tenais vraiment. Elle a achevé de me couper de toute socialité littéraire, qui n'a jamais été ma pente, même si j'en éprouvais quelquefois, très brièvement, la paradoxale tentation. A présent je suis encore plus libre, plus détaché, mieux absent.

9. Vous évoquez ce que vous nommez "vos troupes" qui vous ont soutenu. Sont-elles nombreuses? Avez-vous reçu beaucoup de lettres de soutien ? Qui est cet Alain qui a pris immédiatement votre défense ? (Ne lisez pas ce livre, p.22)

- Tout cela est évoqué en détail dans Corbeaux. Je dis "mes troupes" par plaisanterie, pour évoquer un petit groupe d'amis qui m'a soutenu avec une sorte d'héroïsme, car il y avait de tout côté des coups à prendre. J'ai reçu un certain nombre de lettres de soutien, mais les plus précieuses étaient celles de mes lecteurs habituels, dont pas un ne pouvait croire une seule seconde aux accusations de racisme, d'antisémitisme ou de pétainisme dont j'étais abreuvé de toute part, et que contredit radicalement l'ensemble de mes livres.

Ce n'est pas moi qui parle d'"Alain" mais Maurice Nadeau, que je cite dans Ne lisez pas ce livre. Il s'agit évidemment d'Alain Finkielkraut, ainsi qu'il apparaît nettement dans Corbeaux. Il a mis à me défendre, dans des conditions presque impossibles, beaucoup de courage et de cohérence.

10. Vous parliez avec une ironie amère de votre manque de popularité. Le scandale a fait votre réputation d'écrivain, et vos livres se vendent (certainement) mieux. En êtes-vous satisfait au fond de vous-même ? Comment vivez-vous cette subite célébrité?

Le scandale n'a pas fait ma "réputation d'écrivain", il m'a seulement couvert d'un très visible opprobre, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Contrairement à ce que tout le monde croit, il n'a eu aucun effet sur la vente de mes livres, d'autant qu'il les a chassés de beaucoup de librairies. Il ne m'a pas valu une "subite célébrité", mais une brutale flétrissure, une exclusion. Opprobre, flétrissure ni exclusion, en revanche, n'ont affecté si peu que ce soit le jugement des deux ou trois mille lecteurs qui me suivent depuis longtemps et qui ont lu mes livres - ce qui n'était manifestement pas le cas pour l'immense majorité des journalistes et faiseurs d'opinion qui sont intervenus dans "l'affaire". Un auteur sait beaucoup plus facilement qu'on ne croit, au vu d'articles de presse à son sujet, de questions qui lui sont posées ou même de compliments qui lui sont faits, qui l'a lu et ne l'a pas lu.

11. Pardonnez-moi, j'aurais une ou deux questions supplémentaires à vous poser, et pour cela je reviens en arrière, si vous permettez : vous avez dit que le discours en faveur du métissage, ou d'une société française pluri-ethnique, était partiellement un obscurantisme, qu'il créait plus de censure que son contraire, qu'il accroissait tous les jours la masse de ce qui ne pouvait être dit. Est-ce que vous pouvez me donner quelques exemples concrets tirés de la réalité quotidienne ?

Entendons-nous bien. Je ne dis pas que le discours en faveur du métissage ou de la société multi-culturelle est en soi un obscurantisme, pas du tout. Je dis que sa situation très nette de discours dominant lui confère paradoxalement (paradoxalement pour un discours lointainement issu des Lumières) un caractère parfois partiellement obscurantiste, en cela qu'il lui arrive, comme à tout discours dominant, d'écraser de la vérité, ou tout simplement de ne pas vouloir que certaines questions (dont je n'ai certes pas les réponses) soient posées. Dans le débat idéologique en France on a toujours l'impression que pèse sur les échanges la phrase fameuse : «La question ne sera pas posée.» Prenez le problème de la violence. Au journal de huit heures on vous montre des banlieues sens dessus dessous, des voitures qui brûlent, des batailles rangées entre «des jeunes», selon l'expression consacrée, et les forces de sécurité. Et tout d'un coup on vous annonce que «le recteur de la mosquée a appelé à un retour au calme». Qu'est-ce que le recteur de la mosquée vient faire là-dedans, se demande-t-on ? Il y a un chaînon manquant dans l'information. A aucun moment on ne nous a dit que les violences montrées avaient le moindre caractère ethnique ou confessionnel. Il ne faut pas que ce soit dit. Donc la société se cache quelque chose à elle-même. Et par cette observation je ne veux nullement dire que telle ou telle composante de la société française soit naturellement  plus violente qu'une autre ; mais qu'il est envisageable, je dis bien envisageable, que la pluralité ethnique, confessionnelle ou culturelle soit dans certains cas ou dans certains proportions un facteur de violence, au même titre que les inégalités économiques, par exemple. Eh bien ça, ça ne doit pas être envisagé. «La question ne sera pas posée».

Autre exemple récent, le patronat a laissé entendre que la situation du chômage s'améliorait si vite que dans certaines branches de l'activité on manquait déjà de bras, et qu'il allait falloir rouvrir les barrières de l'immigration (qui n'ont jamais été très rigoureusement fermées, malgré des milliers de cas individuels très douloureux). Bien, nombreuses émissions à ce propos. On discute de l'opportunité économique de pareille mesure, on discute de son opportunité sociale. Par exemple : une nouvelle vague d'immigration ne créerait-elle pas une nouvelle vague d'exclusion ? Ou bien : les patrons n'en profiteraient-ils pas pour se livrer à du dumping social et pour payer moins cher les mêmes services ? Mais personne (sauf l'extrême-droite, qui par définition est exclue du débat sérieux, et qui de toute façon est très mal en point), personne ne se demande à aucun moment si une nouvelle vague d'immigration est souhaitable pour l'harmonie de la société française, quel effet elle aurait sur le sens du mot français, s'il est désirable qu'à terme les Français qu'on ne peut plus nommer (appelons-les "les Innommables"), les Français "non-immigrés", puissent se retrouver minoritaires dans certaines zones ou certaines régions. Je n'ai pas les réponses à ces questions-là. Mais elles me paraissent importantes, sérieuses, et pourtant elles ne peuvent pas être posées. La France vit l'une des principales transformations de son histoire, et cela sans s'interroger du tout sur la nature de cette transformation, et sur sa désirabilité. «La question ne sera pas posée».

12. Vous dites dans Corbeaux que vous êtes «un écrivain enterré». Pouvez-vous commenter cette phrase ?

J'ai écrit cela dans mon journal, un jour de découragement. D'autres jours je suis plus optimiste, et je l'écris aussi. Jusqu'à présent j'ai toujours des éditeurs, et quelques lecteurs. Mais il est certain qu'un écrivain dont Le Monde ou Le Nouvel Observateur assurent à leur lecteurs, tout à fait sans guillemets, qu'il est un écrivain «antisémite», «raciste» ou «pétainiste», même si ces accusations sont absurdes, même si elles ne résisteraient pas à cinq minutes d'examen sérieux, même si elles ne peuvent procéder que d'une non-lecture manifeste, criante, de l'ensemble de son oeuvre, un tel écrivain est un écrivain mort, oui, socialement mort. Mais un écrivain est-il jamais tout à fait vivant, socialement ? Est-ce qu'être écrivain, et surtout dans une société comme la nôtre, si emphatiquement a-littéraire, ce n'est pas être absent ?