Lettre ouverte à Renaud Camus et aux signataires des deux pétitions
J'ai été troublé, bousculé, heurté, bouleversé peut-être même, par la pétition parue hier dans "Le Monde". D'abord parce que j'ignorais la plupart des citations qui figurent dans le texte (elles ne se trouvaient pas dans les copies de pages qui avaient circulé entre les signataires de la première pétition, dont j'étais). Ensuite, en raison de la grande qualité intellectuelle de nombre des signataires du texte.
Je me suis reporté au livre "La Campagne de France", puis ce matin au site de Renaud Camus, sur Internet. Et non sans stupeur, j'ai découvert dans leur intégralité les paragraphes en question. Paragraphes et pages avec lesquels je ne suis pas d'accord, certes, et qui heurtent beaucoup de mes convictions les plus profondes. Mais paragraphes et pages, surtout, qui disent autre chose, et autrement, que ce que la pétition d'hier veut leur faire dire, à coup de tronquages et de remontages.
Je ne peux comprendre la violence du procédé, surtout lorsqu'il s'agit d'accusations aussi graves. Je ne peux comprendre de telles manipulations de la part d'un Jacques Derrida dont j'ai lu et écouté avec passion, souvent, les lectures si attentives (à la fois minutieuses et généreuses) qu'il fit de Heidegger et de Marx, de Paul de Man et de Blanchot (tous auteurs dont, avec les méthodes employées à propos de Renaud Camus, il ne serait pas difficile d'extraire quelques "pensées criminelles").
Je me souviens notamment de l'avoir entendu commenter, au mot près, à la virgule près, un passage d'Althusser à propos de Engels : ne laissant rien "passer", mais ne trichant jamais. Je ne peux pas croire que le même homme s'associe à un manifeste aussi hâtif, aussi approximatif. On ne livre pas un écrivain à la vindicte publique sans lui donner un minimum de chances. On ne se révolte pas contre un livre et son auteur en le manipulant de manière aussi massive. Sans lui laisser la moindre chance.
La pente, je crois, sera dure à remonter.
Parce que la pensée expéditive tranche aujourd'hui dans les textes aussi vite et aussi cruellement qu'elle faisait hier tomber les têtes.
Mais aussi parce que Renaud Camus n'a pas mesuré à quel point ses mots, ses phrases pouvaient blesser en réveillant d'autres mots, d'autres phrases, et quelques associations hideuses qui ne relèvent pas toutes du passé.
Parce qu'une méditation libre, au fil de la plume, laissant affleurer des sentiments et des pensées pour les corriger ensuite par d'autres idées, d'autres humeurs, est un exercice bien périlleux et que, lui qui s'est tenu si souvent sur la corde raide de la "bathmologie", a, dans "La Campagne de France", dérapé en plus d'un passage. Les idées "consistent" trop, et trop souvent dans le même sens. Les paradoxes systématisés rejoignent une autre doxa, plus insupportable encore que la pensée "sympa" et le "politiquement correct" que Renaud Camus stigmatiseà juste titre.
Il faut rééditer le livre, oui, plus que jamais je le crois. Pour que chacun puisse juger sur pièces. Et il faut répondre, mot pour mot, aux déformations et aux manipulations dont il a fait l'objet. Mais il faut aussi que Renaud Camus tente de comprendre, et de faire comprendre, la violence des réactions qu'il a suscitées. Et qu'il admette qu'une méditation intime, sitôt qu'elle s'est transformée en livre, et surtout si elle revient plus d'une fois sur les mêmes thèmes, si elle réemploie avec insistance les mêmes mots piégés, les mêmes formules pesamment connotées, peut susciter des réactions aussi vives, aussi emportées, aussi injustes, que celles qu'il éprouva lui-même à l'écoute du "Panorama" de France-Culture.
Avec mes sentiments attristés.
Benoît Peeters