Livres d’urgence, livres de défense,
par Raphaëlle Rérolle
 
 

Le livre serait mourant, dites-vous ? En perte de vitesse, menacé par la Toile, presque archaïque et bientôt remplacé par des successions d’écrans ? Rien de moins sûr, en apparence, toutefois.

A l’aube d’un siècle promis aux vertiges de la dématérialisation, le livre demeure un fantasme, un outil et une arme - même illusoires. Pas un conflit, pas une polémique, pas une «affaire» qui ne se retrouve entre les pages d’un volume rédigé «à chaud». Usant de la célébrité parfois provisoire que leur procurent lesdites controverses, les protagonistes en personne se précipitent sur leur plume pour expliquer, montrer, nier, se plaindre... quitte à voir leur ouvrage disparaître des vitrines aussi vite qu’il y était apparu, lorsque leur affaire se voit supplantée par une autre.

N’importe, l’objectif n’est pas de durer, mais de faire mouche à court terme. De toutes parts et brandis par les mains les plus variées, des ouvrages précèdent les accusés dans les prétoires, racontent la «vraie» version d’un événement, promettent la «véritable» chronologie d’une microcosmique bataille - quand ils ne dévoilent pas, sous le couvert d’une fiction transparente, les dessous supposés d’une escroquerie à vaste échelle.

Cette manière de réagir dans l’urgence n’est pas tout à fait nouvelle. Au XVIIIe siècle, des documents imprimés en quelques heures (libelles ou pamphlets) circulaient dans les rues des grandes villes pour commenter telle ou telle décision, plaider une cause, moquer la personne d’un notable ou d’un souverain. Puis vint la naissance d’une presse d’opinion qui servit de relais à cette littérature. Laquelle presse eut un rôle décisif - surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, quand les journaux furent de plus en plus vendus au numéro et non par souscription, quand l’amélioration du réseau de chemin de fer permit de les faire circuler rapidement - parce qu’elle permettait d’exprimer ouvertement les points de vue qui circulaient auparavant sous le manteau. Aujourd’hui, les progrès techniques permettent une très grande souplesse dans la composition, l’impression, la mise en circulation des livres. Et voilà que renaît aussi cette prose de circonstance, attachée à l’événement par les fils chauffés à blanc du scandale.

Mais l’écrit, cette fois, n’a pas vertu de brûlot, ni d’acte de provocation politique. Il est à usage individuel et généralement paré des atours de la bonne foi, chacun y allant de sa petite start-up éditoriale destinée à produire un carré de vérité sur mesure. Car de quoi s’agit-il, dans de très nombreux cas, sinon de défendre son propre jardin, mis à mal par une, deux ou plusieurs accusations? A peine placé en examen, l’ancien président de la Mutuelle nationale des étudiants de France s’est dépêché de bâtir un livre susceptible d’étayer son discours sur la gestion de la mutuelle étudiante qu’il a dirigée (Tout sur la MNEF, Editions n°1). Olivier Spithakis n’avait pas encore été jugé qu’il donnait déjà les éléments de sa propre défense.

Dans les années récentes, Bernard Tapie, François Léotard ou Gérard Longuet ont donné, par voie éditoriale, leurs positions sur la politique, les affaires et les mésaventures qui peuvent en résulter.

Moins direct, mais à peine moins limpide, le procédé de Christine Deviers-Joncour a consisté à embusquer derrière les maigres fourrés d’un roman (Relation publique, éd. Mazarine / Pauvert, 1999) les dessous d’une affaire qu’elle avait déjà racontée dans un livre de souvenirs (La Putain de la République, Calmann-Lévy, 1998). Dans ce cas, le récit de ses secrets d’alcôve devait aussi permettre à l’ancienne maîtresse de Roland Dumas d’améliorer une situation financière difficile.

TRIOMPHE DE L’INDIVIDUALISME

Enfin, l’écrivain Renaud Camus a dernièrement publié un livre en forme de journal (Corbeaux, novembre 2000). Et que raconte-t-il, dans ces pages qui viendront sans doute s’ajouter à l’ensemble de son œuvre? Le déroulement, par le menu, des soubresauts provoqués par certains passages de son précédent ouvrage, paru seulement quelques mois plus tôt sous le titre La Campagne de France (Fayard). La machine à faire du bruit s’emballe inexorablement: pour exister, tout doit être rendu public. Et grâce à la magie du livre, qui fut si longtemps synonyme de savoir, les auteurs chatouilleux peuvent en plus espérer sauver les apparences de la probité intellectuelle.

De la part d’individus attaqués, d’une manière ou d’une autre, ce type d’ouvrage n’est pas seulement un acte de défense, mais de défiance: à l’égard de la presse, supposée prendre parti ou déformer les propos (même si celle-ci se trouve, dans la plupart des cas, à l’origine de la célébrité des auteurs), mais aussi à l’égard de la justice.

Ecoutez-moi, semblent-ils proclamer, car je suis le seul capable de parler vraiment de mon propre cas. Etant l’acteur de cette affaire, j’en suis également le véritable avocat, sinon le juge. Le triomphe de l’individualisme. Comme si le livre, d’universel, devenait essentiellement le véhicule d’une version particulière des faits, celle du principal intéressé. En livrant les détails de sa propre histoire directement au lecteur, sans risque d’être contredit, l’auteur donne corps au vieil adage selon lequel on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Un dicton très apprécié des éditeurs, nombreux à solliciter de tels ouvrages. Qui donc résisterait à l’attrait de publications dont la promotion serait assurée dès avant parution (et même conception)? D’autant que ces plaidoyers, par leur nature même, s’adaptent parfaitement au système éditorial en vigueur, largement orienté sur des succès rapides et peu durables. Dans un univers où les événements filent et glissent à toute allure, le livre donne encore parfois l’impression d’être un objet pérenne, de laisser derrière lui une empreinte durable. Les livres de circonstance, eux, font tout le contraire. A cheval entre le vieux monde du papier et celui de l’Internet (pas encore assez largement répandu dans le public pour offrir des garanties de publicité suffisantes), ils anticipent sur le temps de l’écriture électronique, où la parole perd en poids ce qu’elle gagne en rapidité, en souplesse.

Raphaëlle Rérolle