Monsieur,
A lire les dernières parutions gazetières, vous ne vous en sortez pas trop mal, même si votre habit est un peu maculé. Mais, cela ne doit pas trop vous déplaire, un peu paranoïaque, avec votre échine raide, vous êtes allé crânement au devant des ennuis. Et doublement.
Ne parlons pas du sens qui en appelle aux origines, cela a été déjà abondamment débattu sur votre site et dans les journaux. Qui ne s'est jamais demandé pourquoi il pouvait y avoir autant de Finlandais à Pleyel, lorsque se donne le Concerto pour violon de Sibelius ?
Parlons plutôt de cette outrecuidance stupéfiante qui vous a conduit à faire un décompte par - que doit-on dire ? - ethnie, peuple, "race". Si vous vous mettez à compter les gens de la sorte, sachez que d'autres vont le faire et mieux que vous, et alors, où va-t-on ? Tenez, justement, cette ministre de la Culture qui vous maltraite, Catherine Tasca, si j'en crois l'hebdomadaire CB News, elle vient de demander au CSA de faire le compte de la présence des minorités visibles qui apparaissant à la télévision. Il semblerait que celles-ci soient sous-représentées, contrairement à vos cinq protagonistes de France Culture qui font l'objet de votre petite statistique, par comparaison, bien artisanale ; et qu'il faille réformer cette situation si peu conforme aux recommandations de discrimination positive que le rêve américain nous envoie, via le relais amplificateur de nos gouvernants.
Le CSA se serait ainsi livré à un drôle de comptage, qu'en d'autres temps, on n'aurait pas osé avouer autrement que comme un enfantillage, une de ces vérifications intimes et sans importance qu'on se fait in petto, comme celle qui m'incite personnellement parfois à vérifier si la proportion d'automobiles étrangères est plus forte à Paris que dans une ville comme Grenoble ou si je rencontre plus d'Italiens que de Français, sur le quai d'un express Paris-Rome. Avec le CSA, évidemment, les dimensions changent, les sondages, c'est un peu la spécialité maison : imaginez un peu la scène, des vérificateurs badgés, en plein travail, scrutant l'écran et cochant des cases sous quatre colonnes et tenus à respecter "l'intervalle de confiance". Vous commencez à comprendre maintenant, je suppose, la gravité de votre acte qui n'est, ni plus ni moins, attentatoire à l'emprise de la puissance publique.
Or, regardez un peu plus avant où tout cela nous mène. Le CSA, après avoir ramassé les copies d'un calcul, aussi anodin tant qu'il n'avait pour autre raison que de mettre à jour une vision des choses, formuler des propres jugements (et le " calcul " est le plus souvent faux ou approximatif...), ou tant qu'il n'était destiné qu'à dresser des petites corrélations (les Finlandais se retrouvent dans Sibelius etc...) qu'il en devient effrayant dès lors qu'il a pour finalité d'emprisonner notre imagination et nos fictions dans la réalité sociale objective, ce même CSA donc, conclut que si les Noirs semblent bien occuper l'écran, en revanche, la catégorie des "Maghrébins/Arabes", eux, pâtissent d'une sous-représentation qu'il faudra redresser.
Imaginez, le grotesque : on a attendu tout ce temps pour apprendre qu'un Noir est "plus visible" dans une foule blanche qu'un Arabe (qui est d'ailleurs un "Blanc"). Car c'est bien de cela qu'il s'agit : si on ne voit pas l'Arabe, c'est sans doute que dans bien des cas, il ne se distingue pas nettement de la foule européenne. Alors, pour satisfaire à cette nouvelle formulation du mélangisme, pour faire bonne mesure à la télévision, devra-t-on aller chercher des Arabes "reconnaissables" à leur, disons-le, faciès ?
Non, nous ne sommes pas très éloignés de votre affaire. Car ce Noir, cet Arabe, cet Asiatique dont on réclame une plus grande présence, c'est bien pour qu'ils modifient le regard porté par la société sur le monde ou sur eux-mêmes, à travers la télévision, qu'on va les quérir. Pour ces recrues, le sens dont ils seront porteurs aura bien une origine. Au fond, vous n'avez pas raisonné très différemment que Mme Tasca ; mais vous n'étiez pas habilité à le faire et vous n'avez pas pris le bon exemple, voilà qui vous a valu de passer un moment au pilori.
Que cela ne vous serve pas trop de leçon, néanmoins. Le rôle de l'écrivain, est de garder sa liberté.
Recevez, Monsieur, mes meilleures salutations,
Jean-Pierre Roger