Cher Renaud,

Il faut me pardonner de t'écrire à la machine, j'ai de nouveau mal à  la main droite. Mais, main ou machine, je pense que tu attends ma lettre.
 

Après avoir décidé de ne pas signer le texte de nos amis, je n'ai en effet pas eu besoin de lire les propos qu'on me faisait tenir dans Le Monde pour imaginer ta déception. La tournure nouvelle des choses (la "contre-pétition") me fait comprendre que j'ai trop attendu pour t'écrire.
 

Il est vrai que j'ai attendu. Il est vrai aussi que je m'étais jointe à tes amis dès qu'on a voulu te faire taire. Et il est vrai aussi que je ne les ai pas suivis, que je ne t'ai pas suivi jusqu'au bout. Sur ces trois points, je dois te dire pourquoi.
 

Je me suis jointe à vous quand on voulu te faire taire, à cause de l'amitié que j'ai pour toi, à cause de la profonde admiration que j'ai pour ton oeuvre, au nom des vingt-cinq années de fidélité ininterrompue où je t'ai lu.  J'ai rejoint tes amis quand tu es parti pour les Etats-Unis parce qu'il me semblait juste que tu puisses te défendre, et injuste que tu sois accusé de la plus ignominieuse des accusations à partir de versions tronquées de ton journal. Je me suis jetée à ton secours parce que tu étais, publiquement, seul contre tous. Et j'ai, tout un soir, essayé d'imaginer avec tes amis une riposte possible au silence qu'on voulait t'imposer. En ce point de ta lecture, tu t'indignes probablement de ce que je n'ai pas participé aux séances suivantes (de l'une d'elles, je n'avais pas été avertie par Jean-Paul, mon répondeur en fait foi), ni signé la version  définitive du texte.

Accepte de me lire pourtant encore un instant, et au nom de la confiance que tu m'as toujours manifestée, et au nom de l'affection qui est entre nous, même si de ta part, elle est aujourd'hui blessée.

Cher Renaud, j'ai passé ces jours-là des heures très difficiles avant de me résoudre à ne pas mettre mon nom au bas de ce texte. Je n'ai subi aucune pression, et je me suis déterminée librement. Mais non pas facilement. Refaisons l'histoire  de ce qui s'est passé. J'ai reçu ton Journal et, avant même d'en avoir terminé la lecture, je t'ai appelé pour te dire à quel point j'en aimais le ton, le style et sa tonalité sombre. Quelques jours plus tard, je l'avais terminé, et prêté. Tu m'as appelée à ton tour pour me demander si quelque chose m'y avait choquée et tu m'as parlé de la réaction extrêmement vive de France-Culture aux propos que tu tenais sur la composition de "Panorama". Nous n'avons parlé que de ces passages; et je t'ai dit que   je n'approuvais pas qu'on adopte un point de vue "communautariste" explicite sur quelque sujet que ce soit. Emportée par cette question qui aujourd'hui me semble centrale, car on tend de plus en plus à se définir par son rattachement et non par son attachement aux valeurs de la singularité et de la parole libre, je ne me suis  pas replongée dans le Journal, et ma confiance en toi est si grande  que je n'ai pas  abordé de front l'autre question, posée par le Journal : peut-on se prononcer sur la culture française lorsqu'on y participe seulement depuis une ou deux générations? Je me la suis donc posée avec un certain retard sur la première, hantée que je suis  par la crainte d'une dérive "communautariste" de nos institutions, de notre  culture, de notre école. Puis je suis revenue à cette question de la participation à la culture française, et à l'interrogation sur ceux qui y ont accès légitime. N'étant moi-même nullement une "héritière" et considérant que ma famille et moi nous n'y participons effectivement que depuis une ou deux générations, je ne l'ai pas ressentie sous l'angle d'une attaque explicitement anti-juive. Je ne voulais pas me laisser enfermer dans une problématique exclusivement raciale (ou anti-raciste). Je l'ai donc entendue comme l'expression d'un point de vue qu'à tous égards je ne partage pas et qui m'atteignait dans ce que "je suis", et par mes origines et par mes choix, me faisant oublier, paradoxalement, que les Juifs y étaient plus que moi visés. Paradoxalement et pourtant justement : car si définir la transmission (nationale, culturelle) par je ne sais quelle mystérieuse influence du sang, des gênes ou du paysage, m'a toujours paru une sottise ou un crime, c'est aussi parce que je sais bien que l'appartenance nationale ou ethnique ne résout rien. La refuser aux Juifs ou aux Arabes parce qu'ils ne sont pas "français", ou me l'accorder de droit par appartenance ethnique, relève de la même imposture philosophique, à ceci près qu'on y a trouvé des raisons d'exterminer les premiers.  Au propos de Maurras disant qu'un juif ne pouvait rien entendre de la beauté d'un vers de Racine, j'ai toujours pensé qu'il fallait répondre que, malgré la communauté ethnique ou nationale, un paysan breton non plus, tant qu'il n'a pas été instruit. Ou un mineur du Nord.
 

Mon refus d'envisager les choses sous l'angle des rattachements communautaires, ethniques, religieux, se double toujours de l'idée qu'on est ce qu'on se fait, et non ce que dictent la naissance, l'origine ethnique, religieuse ou de classe (mot qui  t'irrite, je l'ai compris, et "La Bastille" aussi pourrait te faire procès de ce que tu la traites un peu de haut). Ton propos sur l'"identité française" renvoie à ta conception d'une appartenance, à ce que tu estimes être la "légitimité" culturelle : ce n'est pas la mienne. Mais si les circonstances ne nous avaient pas jetés dans une confusion extrême et si diverses menaces n'avaient pas explicitement plané sur toi, j'aurais alors pu en débattre avec toi. Non seulement te questionner sur le caractère quasi- maurrassien de ton propos, mais aussi et peut-être surtout, car je m'y sens visée, sur la manière dont tu envisages en général l'identité, l'appartenance à un peuple, à une culture.  Car tout en moi se refuse totalement à imaginer qu'elles relèvent de la "naissance" ou du "sang", j'ai toujours tellement  eu en horreur la doctrine germanique du "Volk", à laquelle l'Allemagne semble aujourd'hui enfin vouloir renoncer en faveur de celle du "sol"! Et, dans le même temps, tout en moi aussi milite depuis toujours pour que la transmission de cette identité culturelle, de la langue et de la culture françaises,  à l'intérieur même d'une "identité ethnique" ou nationale, soit reconnue et organisée par la nation, par l'Etat, donc par son école. (Ensuite viendront  les capacités personnelles à se cultiver et à faire oeuvre. Mais elles ne viendront jamais par quelque secrète voie interdite à ceux qui viennent d'ailleurs ou d'un autre sang...)
 

 A ce titre, il n'y a pas de différence pour moi entre l'enfant d'une famille bretonne qui savait à peine lire et écrire, le jeune juif venu d'Europe Centrale, la beurette élève aujourd'hui d'un collège de Marseille, l'enfant des banlieues ou des corons : dans chaque pas qu'il fait pour s'approprier ce trésor immense d'oeuvres, de langage, de pensée, je reconnais les miens, ce moment où, tout enfant, j'ai pensé que cet héritage-là serait mien, que je le revendiquerais, justement parce que ni le sang, ni l'argent, ni la naissance, ni les autres héritages ne pouvaient le donner. Si je ne t'ai pas cherché querelle précisément sur la question de la légitimité culturelle des Français venus récemment d'ailleurs, et notamment des Juifs, c'est parce que justement toute "française de souche" que je suis, j'ai dû affirmer mon droit et ma propre légitimité à dire que cette culture était mienne, ce qui n'allait nullement de soi.
 

Et en cela j'ai souvent pensé que leur cause était la mienne, et ma cause, la leur. Si j'ai toujours tellement aimé et admiré ceux qui,venus d'Europe Centrale ou de Russie, s'étaient reconnus dans les oeuvres d'un pays qu'ils avaient choisi, et y avaient fait oeuvre à leur tour, c'est parce que j'ai toujours pensé que je faisais partie d'eux, que je me retrouvais dans le mouvement qui les animait, bien que mes ancêtres aient connu des formes de rejet infiniment moins cruelles que les leurs. C'est justement dans notre "illégitimité" commune que je nous sentais fraternels.
 
 

A un moment, cependant, tout en continuant de déplorer la violence de l'anathème dont tu faisais l'objet, je ne me suis plus sentie en mesure de m'associer pleinement au mouvement de tes amis, donc de signer leur texte. Pourquoi? Et pourquoi si tardivement que tu as pu penser à un revirement de ma part, ou à quelque pression?
 

Il s'est en effet passé un peu de temps avant que ma première lecture de ton texte, que je viens de développer longuement, ne m'apparaisse plus aussi juste. Je n'avais voulu voir dans ton journal qu'un propos "vieille France" ou peut-être simplement "de droite" : si l'on suivait ton raisonnement que quiconque n'a pas contribué à la former ne saurait légitimement participer  de la culture française ou en parler, on se trouverait en exclure bien d'autres que les enfants des "shtetls" orientaux. (Je répète que je ne voudrais pas non plus qu'on m'accorde ce droit par reconnaissance "ethnique". Ce "droit" ne me vient que de ce que je suis devenue).

Ce sont là, avais-je pensé d'abord, des opinions que je ne partage pas, mais que je ne souhaite nullement d'interdire. Ce sont des opinions à quoi on peut vivement s'opposer sans pour autant lancer de fatwa contre son auteur. Mais en y pensant longuement (car tout cela me tourmentait au-delà de toute expression), je me suis aperçue que j'avais adopté une position très abstraite, très idéaliste et très centrée sur moi-même; que je n'avais pas tenu compte d'un fait très simple : tu ne parles pas de moi, ni des beurs de banlieue, ni des immigrés italiens, tu ne cherches querelle qu'aux Juifs sur cette question de la légitimité culturelle. Et c'est pour cela que je n'ai pas signé le texte; car si je ne peux pas conclure de tes propos que tu manifestes là un acharnement spécifique contre les Juifs, donc de l'antisémitisme; je ne peux pas non plus, du fait même que tu ne parles de personne d'autre, penser que tu les prends seulement comme  un exemple parmi d'autres pour illustrer une thèse qui t'est chère sur l'identité nationale et la transmission d'une culture.

Je suis tellement éloignée de toute référence à l'idée même de"communautés", que, dans ma lecture de ton livre, j'avais oublié que nous ne disposons pas du langage et du sens.  En ouvrant la question de la légitimité culturelle à partir de l'exemple des Français récents que sont certains juifs,  tu ne m'avais pas semblé rejoindre la horde immonde des antisémites mais plutôt définir une idée de la France qui n'est pas la mienne et dont les Juifs ne sont pas seuls exclus. C'est pourtant la première hypothèse qui a été retenue, et parfois avec une violence qui va au-delà de ce qui se trouve dans ton livre, c'est évident, et où bien des comptes se règlent. Mais les mots parlent sans nous, au-delà de nous et parfois malgré nous, et c'est ainsi que tes mots se sont trouvés énoncer (littéralement, et bien que tu t'en défendes) ce qu'on a entendu hier et qu'on ne peut plus entendre calmement aujourd'hui : que les Français juifs ne sont que des Juifs(plus ou moins récemment) français. Et c'est pour cette raison que j'ai cessé de soutenir le mouvement généreux de tes amis, et que finalement je n'ai pas signé leur pétition en ta faveur.
 

Je n'ai pas signé parce qu'il aurait fallu qu'on puisse entendre dans ta thèse, sans cette référence inouïe de légèreté et d'imprudence, aux Juifs de "première ou deuxième génération", ce qui s'y trouve aussi, et que je partage avec toi : ton amour infini pour les paysages et les peintres de ce pays, ta connaissance de ses forêts et de sa langue, ta passion pour les oeuvres que le temps ici a lentement forgées. Tant de juifs les ont aimées aussi, ont aussi contribué à leur naissance, que tu aurais dû t'en souvenir. Cela n'est pas affaire de générations passées sur notre sol.
 

Crois en tout cas, que je t'admire, t'aime et t'embrasse de tout mon coeur. Et que je serais très malheureuse que nous soyons fâchés.

Danièle.