Le racisme expliqué à un auteur et à son éditeur
Par Michel Tubiana
(président de la Ligue des droits de l'homme)
 

Un livre a été publié en avril 2000 par un écrivain reconnu, mais au lectorat réduit, qui contient des passages inacceptables. Il s'en est suivi une bataille de presse où se sont manifestés ceux qui ont été jusqu'à demander l'interdiction de la publication de cet ouvrage, et d'autres qui ont dénoncé une véritable police de la pensée. Retiré de la vente, car manifestement susceptible d'être condamné, ce livre est de nouveau publié, avec des passages en blanc marquant les propos contestés, et une longue explication de l'éditeur.

La Ligue des droits de l'homme est trop attachée à la liberté d'expression et de création pour que le débat qui entoure la publication du livre de Renaud Camus La Campagne de France la laisse indifférente. Nous sommes de ceux qui pensent que cette liberté est essentielle, et que se prémunir à toute force contre d'éventuels abus reviendrait à créer un quasi-régime d'autorisation préalable. C'est ce qui l'a conduite à regarder avec précaution les dispositions de la loi du 10 juillet 1990, dite « loi Gayssot », permettant de réprimer la négation des crimes contre l'humanité, ou à ne pas s'opposer à la réédition des Décombres de Lucien Rebatet, pourvu que, sous une forme ou une autre, l'antisémitisme du livre soit présenté pour ce qu'il est et son contexte rappelé. C'est aussi ce qui l'a conduite, maintes et maintes fois, à défendre la liberté d'expression de ses plus farouches adversaires.

Que les ouvrages de Renaud Camus transpirent une conception élitiste fleurant bon une France mythifiée et dont la substance n'aurait pas évolué depuis le baptême de Clovis ne justifient nullement le débat en cours. Cela, l'auteur est parfaitement libre, bien entendu, de le défendre. Mais il est plus critiquable de recenser les collaborateurs d'une émission de radio en s'arrêtant à leur qualité de juifs. Qu'on le veuille ou non, ce type de décompte renvoie à des précédents que l'on sait insupportables. Et, plus graves encore, d'autres de ses propos sont, en eux-mêmes, parfaitement nauséabonds.

Thèses insupportables

Distinguer « pensée juive » et « culture française », opposer les « musulmans de souche » et les « Français de souche » (les deux ne pouvant appartenir à la même nation), nier le droit à des « juifs, français de première ou de deuxième génération » de s'exprimer de l'intérieur de la culture française puisqu'ils se situeraient à l'extérieur de celle-ci, voici des thèses que nous connaissons bien et dans d'autres bouches. Ces mots sont terribles car ils interdisent à jamais à ceux qu'ils désignent d'être français, pour la seule raison que la France se serait faite sans eux. Quelle que soit leur volonté, leur éducation, ils seraient astreints à demeurer figés dans un terroir importé, à jamais étrangers. Tel est bien le fond de la pensée de Renaud Camus, qui semble regretter qu'il ne soit « plus temps de réagir, sauf à céder à des violences qui ne sont pas dans notre nature, et en tout cas pas dans la mienne ».

De quelque manière qu'on les lise, même en faisant crédit à leur auteur d'une bonne foi totale, ces propos illustrent un schéma de pensée où l'altérité et la diversité sont une tare, où l'Autre n'est jamais regardé pour ce qu'il est, ce qu'il pense et ce qu'il fait, mais à raison de son origine, de là d'où il vient, et ou il restera enfermé à jamais. Que l'éditeur le nie, contre l'évidence, que Renaud Camus proteste de sa bonne foi et affirme sa commisération envers les victimes du racisme, n'y change absolument rien.

Je refuse de consacrer des mots à réfuter les propos de Renaud Camus. La démarche raciste est évidente, et, venant d'un homme de culture, elle n'en est que plus insupportable. Il importe peu qu'il plaide n'avoir voulu blesser personne, que ses amis soutiennent qu'il n'a jamais eu et n'aura jamais de gestes discriminatoires, voire qu'il a des amis juifs et certainement aussi musulmans. Cela n'y change rien, aucune excuse ne vaut. Pas même celle que d'éminents prédécesseurs ont émis les mêmes idées sous une forme encore plus virulente. Que Voltaire ou Céline aient tenu les juifs comme une race à part ou indigne, et qu'ils soient encore publiés, ne justifie pas que quiconque publiant aujourd'hui et parfaitement informé des conséquences de cette pensée, reproduise en partie les mêmes errements.

Dire et redire que les écrits de Renaud Camus tombent sous le coup de la loi n'est pas définir ni imposer une pensée unique ou correcte, c'est affirmer que la liberté de dire implique la responsabilité de respecter la liberté de l'autre. Renaud Camus respecte-t-il la liberté des « juifs, français de première ou de seconde génération» ou des  «musulmans de souche» en leur niant le droit d'être français, et celui de participer à «cette culture et à cette civilisation» ?

Liberté sans responsabilité ?

On reste médusé de constater que certains ont regardé la réaction que ces lignes ont provoquée comme la manifestation d'une « police de la pensée ». Au nom de quoi aurait-il fallu se taire ? Au nom du talent de Renaud Camus ? En quoi le talent d'un écrivain l'autoriserait-il à tenir aujourd'hui des propos racistes et sans aucune originalité, qui sont condamnés par les tribunaux quand ils sont publiés par d'autres ? Au nom du droit à tout dire ? Mais dans cette hypothèse, engageons le débat sur ses véritables fondements. Est-il une liberté sans responsabilité ? Est-il possible de juger les individus, non pour leurs actes ou leurs pensées, mais à raison de leurs origines ? Plutôt que de nous accuser de censure, ce sont ces questions auxquelles les amis et l'éditeur de Renaud Camus doivent répondre.

Le livre est publié à nouveau, quelques lignes en moins et quelques blancs en plus. Des excuses de l'éditeur ou de l'écrivain auraient-elles été souhaitables ? Je ne le crois pas. Mais nous pouvions attendre de l'éditeur qu'il admette son erreur et de Renaud Camus qu'il comprenne au moins la nature du débat qu'il a provoqué.

Il n'en est rien. L'éditeur se drape dans les plis d'une défense de la liberté de pensée et d'expression qui n'était pourtant pas en cause, et l'auteur adopte la posture d'une victime incomprise. Ils n'ont donc rien compris ou font semblant de ne pas comprendre. Renaud Camus pratique la discrimination raciale comme M. Jourdain faisait de la prose. Nous aurons eu au moins le mérite de le lui apprendre.

Michel Tubiana
(président de la Ligue des droits de l'homme)