De l'in-nocence
(à propos de La Campagne de France, de Renaud Camus)
Par Marc Weitzmann
 

«Je suis pour l'in-nocence, affirme l'écrivain Renaud Camus dans l'article que lui consacre Libération de jeudi dernier. Je regrette qu'on dise nuisance et non plus nocence.» Fort élogieux, cet article consacré aux deux livres de Camus à paraître en ce moment (Répertoire des délicatesses chez POL et La Campagne de France chez Fayard), dans lesquels l'auteur ne manque pas d'attaquer le journal qui lui dresse tant de lauriers. Libération, en effet, est pour Camus l'un des symboles les plus criants de cette "culture populaire", "sympa" et tolérante jusqu'au laisser-aller qu'il n'a de cesse de fustiger au nom de la très haute conception qu'il se fait de la littérature - ce qu'on ne lui reprochera certes pas. Pas plus que ne le fait Libé, d'ailleurs, qui prouve là sa tolérance et son ouverture d'esprit. Défense d'une langue française patrimoniale, refus de la démocratie populiste - qui s'en plaindrait ? «Camus, résume l'auteur de l'article, en une phrase dont la confusion aurait mérité les foudres du concerné, combat pour une langue non sympa, non vulgaire, non petite-bourgeoise, pour une syntaxe maintenue, pour la forme, parce que la forme (...) relève (...) de la culture de soi.»

Mais la tolérance de Libération envers "l'in-nocent" auteur encensé ne dépasserait-elle pas tout ce qu'il en dit lui-même? La Campagne de France, journal tenu par l'écrivain durant l'année 1994, a été refusé par P.O.L., l'éditeur habituel de Camus, «en raison, nous ellipse Libé, de nouvelles considérations sur la question juive». On apprend ainsi qu'il existe aujourd'hui en France une "question juive", laquelle se voit nourrie de considération nouvelles, sauf qu'hélas, ces considérations, le journaliste ne croit pas nécessaire de nous les donner, ce qui est bien frustrant.

Ouvrons donc le livre page 48 : «Les collaborateurs juifs du Panorama de France Culture exagèrent un peu, tout de même : d'une part ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six, ou cinq sur sept, ce qui sur un poste national et presque officiel constitue une nette surreprésentation d'un groupe ethnique ou religieux donné. (...) Quand ces messieurs du Panorama parlent de la religion chrétienne, de ses arcanes ou de ses grandes figures; ce leur est un univers tellement exotique, on dirait qu'ils débattent du Popol-Vuh.» (...)

Réouvrons ailleurs, page 408 : «Non, non et non, je ne trouve pas convenable qu'une discussions préparée, annoncée, officielle en somme, à propos de l'intégration dans notre pays, sur une radio de service public, au cours d'une émission de caractère général, que déroule presque exclusivement entre journalistes et intellectuels juifs ou d'origine juive. (...) Qu'on nous fiche la paix avec le terrorisme qui ne permet pas d'ouvrir la bouche sur des questions de ce genre! Cette émission et de très nombreuses autres sont profondément biaisées par une composition exagérément tendancieuse du panel des participants.»

Il paraît que Renaud Camus est coutumier du fait, que P.O.L lui a refusé déjà un roman entier sur le sujet, avant de censurer certaines pages d'un livre précédent, P.A., pour des raisons similaires. Ce n'est guère à l'honneur d'un écrivain de se laisser censurer de la sorte. Puisqu'il croit avoir quelque chose à dire, qu'il le dise, quitte à en subir les conséquences, et l'on ne pourra que se réjouir du soudain, quoique tardif, courage de Renaud Camus. L'attitude du journaliste de Libération est en revanche plus pusillanime, qui oscille entre enthousiasme rougissant et ellipse prude(nte).

Quant à Paul Otchakowsky-Laurens, patron des éditions P.O.L, il dit aujourd'hui regretter son refus de publier le journal de 1994 de Renaud Camus et met sa décision sous le coup d'une erreur de lecture, qui lui aurait fait confondre «le discours et le commentaire du discours».

Eh bien, on sera heureux d'apprendre où au juste se situe le discours et où le commentaire, quand Renaud Camus, emporté, écrit-il, par son «amour passionné pour l'expérience française», s'attriste de voir «cette expérience avoir pour principaux porte-parole» des représentants de «la race juive»; quand il explique que ceux-ci, souvent Français depuis une ou deux générations seulement, les pauvres, «ne participent pas directement de cette expérience», et que, maltraitant les noms propres, ils «expriment cette culture et cette civilisation d'une façon qui lui est extérieure» («même si c'est très savamment», ajoute-t-il avec une condescendance qui aggrave son cas).
 

Marc Weitzmann