LA PESTE
Par Marc Weitzmann
Renaud Camus a écrit et publié des textes antisémites. Il est donc antisémite, n'en déplaise à ceux qui préfèrent se voiler la face en censurant d'une manière ou d'une autre sa Campagne de France.
Beaucoup de choses, parfois trop, ont été dites sur les pages antisémites de Renaud Camus, pour que l'on n'ait plus envie d'y revenir, et si on le fait néanmoins ici, c'est que cette histoire a pris une dimension inimaginable il y a deux semaines, lors de la parution dans Les Inrocks du texte qui devait déclencher "l'affaire". Cet article se contentait, pour l'essentiel, de citer des passages de La Campagne de France, le journal de 1994 que Camus faisait paraître chez Fayard parallèlement à son Répertoire de la langue française. La mise en évidence, dans nos colonnes, de trois passages antisémites (cités certes hors contexte, mais comme Camus l'a démontré à son corps défendant, les replacer dans le contexte en question n'a fait, au fond, qu'aggraver les choses) a provoqué une sorte de réaction en chaîne aboutissant au retrait du livre par l'éditeur lui-même, lequel avouait au passage ignorer son contenu.
Il va - ou il devrait aller - de soi que notre article n'appelait pas à une mesure pareille, aussi radicale qu'imprévisible. Si donner à lire un texte, dont tout le monde fait l'éloge mais que nul n'a lu, pas même son éditeur, revient à "dénoncer " son auteur, comme le prétend aujourd'hui Camus, alors c'est une définition à tous égards novatrice de la censure qui est en train de voir le jour. Editer un livre, et s'enthousiasmer pour lui, sans tenir compte de ce qu'il contient constituerait dorénavant la condition préalable à la liberté de son auteur - au nom, qui plus est, de la défense de la langue. Certes, Renaud Camus a donné le ton, lui qui passe son temps à s'autodénigrer, lorsque, pour sa défense, il argue du fait que la Campagne de France n'est qu'un Journal, c'est-à-dire, selon lui, le déversoir d'humeurs changeantes, ce qui semble l'autoriser à écrire n'importe quoi, une chose et son contraire d'un paragraphe l'autre (les affirmations méprisantes à l'égard des Juifs voisinant avec un philosémitisme aussi creux qu'outrancier); de même quand, pour justifier l'emploi de tournures pénibles - l'expression "race juive", notamment, il essaie de s'en sortir en affirmant utiliser le mot incriminé comme on le faisait au XVIIe siècle. Sa défense de la langue revient à nier le sens que les mots ont acquis au cours de leur histoire, voire à nier cette histoire même : pour Camus les mots sont morts ou s'ils vivent, c'est de la vie des musées. Mais cet académisme ne rejoint-il pas une ambiance culturelle plus générale où, sous prétexte d'avant-garde (puisque Renaud Camus est un écrivain d'avant-garde), l'intention vaut, et même remplace, l'oeuvre produite ? Si l'on peut dire en effet qu'il n'existe jamais d'oeuvre valable sans risque pour son auteur, l'intention qui la sous-tend, peut, elle, en revanche, toujours paraître innocente. Et puisque, comme l'écrit Camus dans un texte qui sort ce mois-ci (1), "l'essence de l'art, c'est le paraître ", l'oeuvre peut bien finalement se résoudre à quelques malheureux dérapages, voire à une provocation dénuée d'intentions mauvaises. "Toute phrase, écrit encore Camus dans le même ouvrage, dépasse la pensée ". Exit, au passage, la forme littéraire traditionnelle propre à accueillir les discours dangereux et contradictoires, et qui s'appelait le roman. Le roman, ici, est dépassé, on est dans la vie, c'est-à-dire dans l'apparence, dans l'existence faite style, lequel trouve sa traduction littéraire dans le beau langage (que Camus confond avec la langue). Ce que la langage produit réellement, peu importe, puisqu'il n'y a pas d'être, pas de réel, pas même d'écriture réelle hors le style, la belle phrase.
L'artiste, dans son innocente intention, est désormais sa propre oeuvre, et son écriture, pourvu qu'elle soit "courtoise", n'est plus qu'accessoire, élégant ornement. Au mieux, c'est un jeu : Renaud Camus n'est pas antisémite, il joue à l'être, comme il joue l'aristocrate qu'il n'est pas, comme un enfant irresponsable en quête d'une légitimité qu'il sait impossible, cultivant l'apparence de la transgression, jusqu'à ce que son père-éditeur lui signifie qu'il va trop loin.
Ainsi, en dépit de ses tirades pamphlétaires contre l'air du temps (ce qu'il appelle "l'idéologie du sympa"), Renaud Camus en est un pur produit. Pas de hasard, d'ailleurs, si, lors d'une tentative de justification lors d'un débat la semaine dernière, il s'est retranché derrière l'étrange argument selon lequel il ne pouvait être taxé d'antisémitisme, puisqu'un journal au-dessus de tout soupçon, Libération, lui avait consacré trois pages d'éloges; «l'esprit Libé représentant pour moi le discours dominant type, celui contre lequel il importe de réagir dans toutes les circonstances de l'existence» écrit-il pourtant page 358 de La Campagne de France...
«Je joue dans cette affaire mon honneur et mon existence d'écrivain», s'est-il exclamé lors du même débat. Eh bien, il n'est pas certain que Camus joue son existence d'écrivain (les affaires s'oublient, quand elles ne finissent pas par donner, à qui en est la victime, une aura noire toujours bien vue), mais il est sûr en revanche qu'il joue son honneur - sauf qu'il joue contre lui-même.
Celui qui, en effet, par deux fois au moins au moins, accepte de voir son éditeur (POL) couper des passages de ses livres au motif que ceux-ci contiendraient des considérations inadmissibles sur un sujet quelconque, soit doute de lui comme écrivain, soit cherche à tirer une gloire perverse du statut de victime. En tout état de cause, lorsqu'il appelle la censure avec tant d'enthousiasme, il évite de geindre le jour où son voeu se voit exaucé.
Le problème, avec des écrivains comme Camus, réside en ceci qu'il légitiment le désir de censure collectif. Qu'est-ce qui empêche, demain, un éditeur de couper les passages d'un livre qu'il juge moralement discutable, ou un autre de le retirer de la vente sous la pression générale ? Qu'on le veuille ou non, ce qui a triomphé ici n'est rien d'autre que l'infantilisation du statut d'écrivain, et le désir de se débarrasser d'un texte qui dérange, au nom d'une doxa collective.
Quant à ceux qui, pour l'heure discrètement, soutiennent non pas Renaud Camus mais les textes antisémites qu'on lui reproche, ils n'ont qu'à se féliciter de ce qui vient de se passer, ils en récolteront les fruits le moment venu : ne sont-ils pas, eux, du côté des martyrs de la liberté d'expression, contre une volonté de censure aussi empressée que brouillonne? Et que cette volonté apparaisse comme une nécessité n'est-il pas aussi affligeant quant à la réalité historique de ce pays que catastrophique sur le plan de sa littérature ?
Marc Weitzmann
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(1) Eloge du paraître, (POL)