Zakkor, article de M. Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française, paru dans Le Monde en date du 26 avril 2000.
Dimanche prochain, 30 avril, revient la Journée des déportés. A mesure que s'éloigne le temps des camps, sa commémoration suscite plus de perplexité : après un demi-siècle, à quoi bon ces fleurs aux monuments, ces allocutions émues, ces drapeaux inclinés en silence, ces survivants aux yeux rougis ? Les serments de ne plus tolérer «ça», qu'ont-ils empêché, en Asie, en Afrique, en Europe ?
Tous les sceptiques devant le travail de mémoire ne se valent pas. Les pires sont ceux qui prônent l'amnésie au nom de la Nature pour mieux cacher l'intérêt personnel qu'ils y trouvent. L'écrivain Jacques Chardonne, qui sortit son plus vieux cognac pour les panzer de 1940, écrit en 1953 au lieutenant Heller, l'ancien adjoint littéraire de l'ambassade d'Allemagne à Paris : «L'oubli est un des besoins des hommes, comme le sommeil!» Ben voyons! Logique-alibi! «Laissons les morts enterrer les morts», m'écrivait, contre la tenue du procès Papon, un monarco-pétainiste fidèle à... la messe annuelle pour la mort de Louis XVI.
Après ce qu'on a appris des liens maintenus par Mitterrand avec le pire vichysme, on peut craindre qu'un réflexe proche de celui de son ami Chardonne n'ait pas été absent de son appel à la réconciliation des Français. De même il n'est pas indifférent que le «quand les Français cesseront-ils de se déchirer?» ait été lancé par Pompidou, modérément résistant et qui rend ses biens au milicien Touvier. Nos indulgences, comme nos oublis, sont rarement «aléatoires», contrairement à ce que prétend avec optimisme Umberto Eco. Même s'il est vrai que le général de Gaulle avait besoin de s'acquérir les ex-pétainistes, son souci de la cohésion nationale n'est évidemment pas suspect. Quant au président Jacques Chirac, c'est lui qui, en reconnaissant dès 1995 la «dette imprescriptible de la France» pour avoir «commis l'irréparable» envers ses protégés, s'est le plus rapproché de la vérité historique et de l'état nouveau des consciences.
La tentation de jeter le voile n'en demeure pas moins. Si les «collabos» avérés sont voués, par l'âge, à une extinction prochaine, leurs victimes le sont aussi, et des fistons musclés s'offrent à prendre la relève des uns face aux descendants des seconds. Le négationnisme progresse, notamment à l'Université, à raison inverse du temps qui passe, des confirmations sur l'intention exterminatrice du Reich, et de l'éclatement de l'extrême droite.
Chez les militants du souvenir eux-mêmes, le doute gagne. Les démocrates athéniens eux-mêmes n'ont-ils pas donné l'exemple en instaurant le «serment d'oubli»? La mémoire ne peut accumuler indéfiniment, soulignent certains historiens, par ailleurs irréprochables. «On ne saurait se souvenir de tout», rappellent les lecteurs des Ficciones de Borgès. Campagnes, films, pèlerinages n'ont-ils pas un effet de ressassement pire que le mal? On n'est pas loin du «ne vous faites pas trop remarquer» que conseillaient les racistes d'avant-guerre à leurs «chers amis israélites».
Le débat sur les meilleurs services à rendre à la mémoire en était là quand ont surgi, la même semaine, deux évènements de significations opposées qui marqueront la Journée du 30 avril. D'un côté, la commission Mattéoli rendait un rapport exemplaire sur la spoliation des Juifs de France par Vichy et sur la façon de tourner cette page-là, au bon sens du mot, sans que s'élève dans l'opinion la moindre fausse note, pas même un de ces lapsus toujours possible dans un pays aussi anciennement gavé de préjugés.
Il a fallu hélas que ce soit la langue d'un écrivain qui fourche au même instant. Un écrivain très maître de sa plume, disent ses proches, prenant pour atténuante une circonstance qui aggrave plutôt son cas. Personne, ni lui ni son éditeur, ne s'est donc aperçu que le seul fait de classer les participants de radio en juifs et non-juifs, d'éplucher leurs années de présence sur notre sol, d'en faire dépendre le droit à la parole, c'est retourner au vomi de la pire Action française. Le tri de Birkenau ne s'opérait pas sur d'autres critères, ni celui de Pétain, avec ses numerus clausus, ses décomptes d'ascendants et d'ancienneté.
Jurer que Renaud Camus n'est pas antisémite, ou l'excuser en ami au nom de l'art est aussi étourdi que d'absoudre Céline pour cause de génie dans le point de suspension, et de croire qu'il y aurait une façon innocente, parce que littérairement exquise, d'écrire «il y a trop de juifs», prélude habituel du «mort aux juifs ». Et si l'oubli était cause de ces remugles ?
Moralité : en revenir plus que jamais aux sources grecques et hébraïques du devoir de mémoire, au mot zakkor, qui veut dire à la fois «tu te souviendras» et «tu n'en finiras pas de raconter».