LE ROMAN




RENAUD CAMUS : Passage (Textes/Flammarion 1975)
DENIS DUPARC : Échange (Textes/Flammarion 1976).

Passage. La littérature n'est peut-être que cela : passe-temps, expérience des formes possibles de l'écoulement du temps, vif ou lent, voire de sa perte; gaspillage, frivolité des fictions, apparences mensongères, illusions ; à quoi passez-vous votre temps ? Posez donc ce livre ; « J'ai vu de mes yeux des natures riches, douées et nées pour la liberté, ruinées dès la trentaine par la lecture [1] ». Piège des bibliothèques, d'abord, puis cet autre, tendu par Mon­taigne à l'écriture : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage. » Autant dire l'impossible ; croissances, altérations, glissements, les dire les pétrifie, l'expérience la plus ancienne du mouvement est celle de sa résistance aux exigences de la pensée analytique, comme à celles du langage. Le devenir échappe. Il reste la consigne et l'obs­tination, telles qu'elles s'expriment par exemple dans une attention de plus en plus aiguë au fonctionnement d'un texte, à l'ordre des successions, des déplacements, des avancées : métamorphoses, bonds, périodes, vitesses, glissements, retards ou progrès. Voir, en somme, ce qui « se passe » et comment. Mais alors, pour la clarté de l'analyse, ceci ne se fera qu'à la faveur de « passages » sortis du ou des textes, et désignés à l'étude ; pièces d'un jeu qu'on déplace­rait pédagogiquement sur l'échiquier : la marche du fou, l'avance du cavalier, celle de la tour, cela se passe ainsi, de biais, par enjam­bées ou à petits pas, voici l'ordre de progression des éléments dans le déroulement d'une partie ; exemples de dialogues, de description ; procédés et manoeuvres. C'est de la même manière que s'effectue l'apprentissage de la langue, par lecture, dictée, réci­tation de fragments d'auteurs choisis ; l'accession à la culture a ses portes imposées, passages toujours officiels, même s'ils sont déro­bés.

Le même terme désigne donc à la fois l'action de passer et l'en­droit où elle s'opère ; ce mouvement d'un lieu à l'autre, et ce che­min (souterrain, protégé, clouté, à niveau, etc.) où se produit le déplacement. L'acquisition et l'exercice de la langue ne peuvent qu'être marqués, semble-t-il, par cette contradiction. Or c'est cette empreinte, ce marquage, que paraît d'abord refléter, voire revendi­quer, le roman de Renaud Camus : lisible comme accumulation de passages littéraires, fragments immobiles empruntés à une quaran­taine d'auteurs dont une sorte de post-scriptum fournit la nomen­clature, identifiables ou masqués dans la prolifération de textes ou d'extraits concurrents et d'ailleurs récurrents : « Certains passages reviennent à plusieurs reprises tandis que d'autres se succèdent sans lien apparent. » Deuxième élément de la contradiction, en effet, le texte réalise ce mouvement d'un fragment à l'autre, ce pas­sage entre les passages dont le programme est occasionnellement évoqué : « Les mots ouvrent d'étranges passages. »

Dès lors, que lisons-nous ? Un roman ? Des passages d'un, deux, trois, quarante romans ? Ou le passage d'un passage à l'autre ? Question vaine puisque, selon son dernier sens, ce passage au carré, pourrait-on dire, est proprement invisible, illisible. D'abord parce que dédaigné : « La nouvelle venue est étrangère et elle met un soin outré à effectuer les liaisons », ce qui se traduit ainsi : parler sa langue, sillonner sa culture, « se passe » de cet effort d'articulation qui signale une méconnaissance. En second lieu, parce qu'aban­donné à chacun d'entre nous, capables à notre tour de parler cette langue des langues, métalittérature, corpus de fragments illustrant notre culture romanesque, recueil d'exemples où errer, rejoindre, passer, précisément, selon ces allusions constantes aux diagonales, transversales, points de vue, lignes et carrefours qui rendent l'iti­néraire conscient sans pour autant le faciliter. La culture se pré­sente alors comme cet immense territoire d'associations, de jeux, « d'allègres copulations » entre ces éléments de base qui ne seraient plus des sons, ni des mots ni même des objets tissant entre eux des relations métaphoriques, mais principalement des noms propres, des références romanesques, situations, personnages ; citations, phrases si souvent relues qu'elles ont en nous le même statut d'exis­tence que des héros favoris, villes et pays où s'égarent le rêve et la mémoire selon les parcours les plus sinueux : Archer, Arkansas, Arcadie, Lamarck, Marche, Marthe, Parthe, Marcel, Maria Callas, les Marquises, Parque, Parker India Ink, de là l'Inde, donc : Darjeeling, thé, tasse ; ou donc : India Song, Anne-Marie Stretter, Mar­guerite Duras ; ou donc : Indiana, George Sand, selon ce mouve­ment perpétuel qui nous emporte « dès le moment où la fiction devient ce passage sans fin »

En troisième lieu, certaines images rendent, en apparence du moins, manifestes et repérables les procédés du glissement, ceux mêmes dont tient compte une analyse de la libre association ; méta­phore, métonymie ; reflet, contagion ; ressemblances ou relations de contraires. Ainsi sont pareillement habillés de blanc deux joueurs de tennis, adversaires liés par leurs échanges de balles. Ainsi encore d'un réseau de relations sexuelles où les rôles et les partenaires sont permutables. Mais si le processus technique, érotique ou spor­tif, est plusieurs fois décrit (récurrence d'une relation en langue italienne des règles du tennis, fréquence du thème de l'inversion ou du revers : vert, Duvert, Denver, Greenwich, Nevers, Monteverdi ; du filet et de la raquette : let, net, racket, tapette), le passage, pré­cisément, n'est pas plus décomposable que la course d'Achille et de la tortue. Passage sans fin : que se passe-t-il ? A une question aussi simple la réponse est extraordinaire : rien. Il ne se passe rien d'autre que cet échange de balles, « échange toujours épousé, toujours décevant, toujours brisé » entre fragments que l'association, le découpage, l'opposition rendent concurrents, tour à tour relanceurs ou servants, dans les plans rectangulaires et jumeaux des pages d'un livre ou des côtés d'un court de tennis. L'oeil du lecteur suit la balle, son trajet calculé mais imprévisible, incessant, improductif, un beau coup est parfois saisi, tel revers, mais, à la limite, rien n'est perçu réellement que ces ruptures, ces trous, ce vide et cette attente ; « un ange passe » dit le texte, décrivant là peut-être ces lacunes entre les fragments, intervalles encore plus sensibles que les liens qui les traversent : ainsi des ajourements et des mailles d'un filet.

L'étrange est que le tennis, spectacle d'un échange infini, mono­tone, possède un public aussi fidèle. Voir ce rien, cette gémellité, ces glissements, ces victoires précaires et fictives peut sembler incompréhensible ; jusqu'au bout nous sommes attentifs, portés par le vertige de cette symétrie disparate, de cet aplatissement des différences, effacées par l'habit blanc, par les gestes consacrés, par la réciprocité des rôles. Ce qu'illustre le renvoi de la balle, c'est la référence à un texte antérieur, les résonances en nous des romans lus, rebonds des balles, reprises, échos de la culture. Proposer à des textes une partie commune, les associer dans une rencontre érotique ou sportive), crée chez eux cette perte d'identité, cette confusion, cette altération où vacille la personnalité du joueur, en même temps qu'elle les ouvre à un système d'alliances auxquelles ils semblent se prêter d'eux-mêmes : un fragment passe dans un autre, par un autre, à travers lui, développant dans ce mouvement la pluralité des sens possibles de passer : omettre, oublier, concé­der, permettre, transmettre, mourir, c'est-à-dire à la fois une licence, un don et une abolition.

Il faut ici, pour expliquer cette complicité des yeux fidèles et fas­cinés par l'interminable échange, en venir à une deuxième contra­diction propre au passage, contradiction développée par Renaud Camus dans Échange sous le pseudonyme de Denis Duparc. Tout passage peut être à la fois public et privé, ouvert et fermé. C'est­-à-dire, d'abord, que les fragments sur lesquels s'est élaboré notre apprentissage de la langue et de la culture sont communs à toute une population scolaire, mais relèvent également d'une mythologie personnelle par la connaissance archaïque que nous avons d'eux. Extraits, citations, textes fondateurs, parcelles nous renvoient à cette topologie dont Échange propose dès ses premières pages une image si forte par la description du domaine familial, jardin sublimé en parc dans la mémoire du narrateur Denis Duparc confusion étrange, étroite et si véridique du patronyme et de l'es­pace originel, cette terre ; du pseudonyme et du patrimoine, cette culture littéraire, lotie en parcelles entre lesquelles est conservé un droit de passage. « Il y eut d'abord le parc. Et ainsi la littérature, car nous ne parlions jamais, entre nous, que du jardin. » L'acte lit­téraire est rhétoriquement dans cette emphase où le jardin, lieu d'un travail, potager par exemple, est promu parc, territoire luxueux de la jouissance ; devenir qui est un passage aussi bien qu'un échange, puisque cette terre, d'être ainsi nommée, en est comme agrandie, s'ouvrant à l'exploration, à d'inépuisables et confus morcellements qui autorisent les liens de voisinage et ali­mentent à jamais la chronique familiale.

Cette division topographique en parcelles solidaires mais cloison­nées, parfois symétriques ou jumelles se retrouve dans la structure des deux romans. Dans Passage, l'inégalité entre les trois chapitres peut s'exprimer selon une progression arithmétique, soit 9-3-1, qui s'effectue dans le sens d'une division. L'impression ressentie d'un rétrécissement possible jusqu'à l'infini, ou jusqu'aux apories des Éléates dans la décomposition spatiale d'un mouvement de passage, cette impression se renouvelle dans la construction d'Échange où la règle de division binaire du nombre de pages puis de l'espace même de la page s'applique jusqu'à ses conséquences déroutantes : diviser l'ensemble du texte par deux ; à la moitié de la deuxième partie (dans le dernier quart, donc), introduire par l'artifice d'une note en bas de page, une division de cette dernière en deux plans superposés où le texte se déroulera, différent en haut et en bas, quoique semblable, utilisant les mêmes références et des glissements ramifiés des unes aux autres, et ceci jusqu'à une nou­velle note en toute dernière page, coupée celle-ci en trois, nous ren­voyant au début de Passage et repliant ces deux oeuvres sur elles­-mêmes permutation des partenaires de tennis, superposition de deux plans symétriques qui pivotent l'un sur l'autre, comme la fermeture des verres d'un face-à-main.

L'éclatement de la langue en littérature, en histoires, ce phéno­mène de lotissement du parc, formellement désigné dans la compo­sition d'Échange donne lieu à deux formes de lecture :

La première, toujours parcellaire et précaire, est sensible à la juxta­position, au découpage des fragments, à ces clôtures qui les bornent, spectacle fascinant du survol ou du cadastre : littérature. Morceaux disjoints, propriétés privées, territoires que protège l'in­terdit du plagiat. Ici la question littéraire deviendrait juridique, voire politique, par métaphore de l'économique. La littérature, comme la terre, est découpée en d'infinies parcelles, ces histoires, fictions, romans qui l'occupent, et qui, de manière si possessive, hantent la langue que nous parlons. Notre patrimoine est éclaté. La terre, source commune de production est aux mains de particu­liers : dès lors, où l'écrivain, héritier dépossédé, se situera-t-il ? Comme le narrateur des premières pages d'Échange, il est condamné à vanter à d'éventuels acheteurs la propriété mise en vente : critique ou professeur, dévoilant les richesses dont il est exclu. Ou alors, enhardi, il franchit la clôture interdite et fait un usage clandestin du jardin du voisin ; citations, emprunts, références, pastiches, maraudes. Ce dont ici le texte fait état de manière si éclatante, c'est d'une nécessité linguistique, représenta­tive de l'économique. Tandis qu'à son tour la situation linguistique est reflétée dans la construction formelle de l'oeuvre, comme une super superstructure.

La deuxième lecture s'appuierait sur une autre interprétation de la loi. L'important n'est pas la parcelle mais le territoire antérieur à tout découpage, ce parc dont le narrateur, par sa famille, fut autrefois possesseur. Image encore de notre rapport à la langue toujours privé, si ancien qu'il semble irréductible à une possession antérieure par d'autres, tel que nous y sommes chez nous, selon le droit imprescriptible de l'usage et du premier occupant ; tel que nous y garderons toujours un droit souverain de passage. Si le roman de Renaud Camus manifeste en effet un « je est il », c'est-­à-dire l'inexistence d'un territoire qui lui serait propre (la terre est occupée par les étrangers, la langue envahie par les citations, les phrases déjà écrites par d'autres), le roman de Denis Duparc retourne symétriquement la question territoriale ; il est je, tout texte est mien ; la maison de Proust, celle de Joyce sont construites dans un morceau de mon jardin. J'y suis chez moi. Chez moi encore, par glissements à travers les clôtures, sur les parcelles de Maupassant, Flaubert, Mallarmé, la comtesse de Ségur, Melville ou George Sand. Une possession antérieure permet peut-être alors d'expliquer un des aspects les plus troublants de cette lecture : l'il­lusion constante de comprendre. Chaque phrase, par sa clarté, sa familiarité, sa récurrence, son référent littéraire, ses appartenances culturelles, rencontre chez nous une sorte d'adhésion complice, alors cependant que l'ensemble éclate en fragments aussi disparates que dans une lecture lacunaire, celle de l'endormissement ou de la distraction. L'enchaînement s'effectue de phrase en phrase, indé­pendamment des cloisonnements et des ruptures du sens. Une familiarité « antérieure », ancestrale, semble en être responsable, telle qu'à chaque instant nous nous sentons chez nous, selon plu­sieurs formes de reconnaissance : celle qui signale les citations iden­tifiables, fragments littéraires repérés ; celle qui évoque « du littéraire », de manière plus flottante : n'ai-je pas lu quelque chose de semblable chez T. S. Eliot ? Celle qui relève du lieu-commun, ou d'une langue si généralement parlée qu'elle donne une impression de déjà-vu, de déjà-entendu ; celle qui perçoit la récurrence de fragments internes au texte, ou du texte de Passage dans celui d'Échange ; celle qui identifie certaines phrases comme parlant du texte lui-même et qui donc les comprend à deux niveaux. Points de vue multiples affirmant tous l'existence d'un lien fonda­mental et antérieur, cette possession inaliénable de la langue et de la culture, créant chez le lecteur ce trouble du « déjà-vu » et ce bien-être de la reconnaissance, où s'établissent la surprenante cohérence et la nécessité du texte.

« Jouez, jouez donc, ce n'est pas de vous que nous parlons. » Du moins l'affirmait Passage, fondant sur l'énorme compilation cultu­relle la marche incertaine, le trébuchement, l'espace de risque et d'égarement qui est celui d'un jeu codé. Avec Échange un mouve­ment s'accomplit par lui, le damier de la culture redevient le nôtre, notre langue éclatée retrouve son unité antérieure ; la littéra­ture, qui se vivait comme exil, parasitage, rapine, travail aliéné d'une langue détenue par des propriétaires privés et prestigieux, devient utilisation légale d'un droit de passage, reconnaissance d'un territoire dont les cloisonnements ne sont qu'apparents ; jalousies, grillages mais aussi filet d'un court de tennis ; vitre mais aussi miroir où le sujet (locuteur, lecteur, écrivain) se retrouve et se constitue.


MARIANNE ALPHANT



1. Nietzsche : Ecce homo (« Pourquoi j'en sais si long ? » § 8).