Chronique du roman
A profil perdu
Renaud Camus : PASSAGE (Flammarion)
Le Premier roman de Renaud Camus fait appel a la sensibilité et
à l'imagination du
lecteur mais
aussi a sa mémoire, à sa mémoire de
lecteur qui a lu d'autres livres avant celui-ci et en reconnaît,
au fil des
pages, les signes épars à sa mémoire encore
d'amateur de musique ou de
peinture, de cartes postales, d'anciens albums de photographies, de
voyages ou
de récits de voyages. La lecture de Passage éveille
aussitôt de multiples échos qui se
répondent, se recoupent, se
ramifient, se brouillent comme les voix superposées ou
juxtaposées de diverses
émissions radiophoniques, lissant un réseau de
correspondances précaires,
animant un jeu de reprises et de reflets. A travers sa propre
mémoire et la
nôtre, d'un texte à l'autre, fragments et citations
revenant comme des
obsessions et constituant les thèmes d'un nouveau récit,
l'auteur se fraie un
passage et c'est l'un des sens du titre. Il s'ouvre un passage, comme
un
navigateur vers une mer nouvelle, comme Marco Polo ou tel autre auquel
il est
fait allusion ou comme le jeune chevalier de Combourg rêvant au
détroit de
Béring. Jouant sur les mots et avec les mots, l'auteur ou le
compositeur du
texte prend appui sur de nombreux passages empruntés (un quart
du livre,
dit-il, est fait de citations) et en particulier sur des mots et des
images qui
assurent un parcours, favorisent la transition et la progression.
Lui-même s'en
explique dans une conversation avec Roland Barthes (première Quinzaine
littéraire de mai), en commentant le choix de son titre (par
référence
entre autres au premier roman, il y a vingt ans, de Michel Butor : Passage
de Milan) ou le pouvoir, l'effet créateur de certains termes
: par exemple
le mot arc communiquant avec parc et avec le
prénom de Marc
qui absorbe finalement tous les
autres, comme s'il était celui d'un narrateur
privilégié. Ou encore l'image
d'une fenêtre ouverte sur les maisons d'une ville, sur un parc,
sur la mer :
c'est La fenêtre ouverte à Nice (1919) de Matisse.
Ou le dessin de
Claude Simon, en tête de Orion aveugle, une fenêtre
ouverte sur des
façades et des toits, une table au premier plan, et une main
écrivants. Une
lampe à demi visible, des rideaux écartés, une
balustrade de ferronnerie
ajourée. La vision change et renaît selon les lieux et les
saisons. « J'ai
poussé ma table près de la fenêtre, car les coins
d'ombre sont froids dans
cette maison fermée depuis des mois. » Est-ce une
phrase de Virginia
Woolf, dans Une chambre à soi ou dans La chambre de
Jacob ? Le lecteur est tenté de
céder au goût des
devinettes ou à une complaisance culturelle, à un plaisir
de mandarin. Mais
l'auteur se plaît aussi à brouiller les pistes : il use ou
non des guillemets,
intégrant le plus souvent la citation à son propre texte
et il se borne à
donner, à la fin du roman, la liste des auteurs auxquels les
passages sont
empruntés, une, quarantaine, de Tristan Corbière à
Yves Bonnefoy, de George
Sand à Robbe-Grillet. d'Henry James à Marcel Proust et
à Claude Ollier. Comme
Montaigne, qui les indiquait au fur et à mesure, Renaud Camus
pratique un art
de la citation référentiel mais aussi
représentatif et constructif ;
générateur de pensées et de visions nouvelles.
Giocate, giocate pure
Dès la seconde page le
lecteur familier de Marguerite Duras reconnaît la bicyclette
d’Anne-Marie
Stretter appuyée au grillage des tennis déserts à
cette heure, en cette saison,
à Calcutta. Les allusions au Vice-Consul reviennent et
se multiplient au
cours du texte. Passent ensuite une phrase de Saint-John Perse, les
images
d'une cérémonie royale anglaise à la
télévision, la terrasse du musée à Vence
ou la figure « rongée de tics » de Malraux,
l'enfant aveuglée par une
décharge de plastic sur son seuil : les citations sont aussi
celles de
l'histoire et du fait divers quotidien. Le texte se construit et se
conçoit,
phrase après phrase et d'un paragraphe au suivant, au gré
des éléments qui lui
conviennent et qui semblent naître les uns des autres sans aucune
préméditation. Et le lecteur accepte qu'on lui raconte
cette histoire qui n'en
est pas une, il accueille ces images et ces paroles sans lien dont la
succession et le mouvement forment une épopée
enchantée, une grande rêverie
écrite, un conte des Mille et une nuits aux
épisodes multiples et
récurrents. Bien vite on perd de vue les
références, les citations sont de
moins en moins repérables, on se contente de les pressentir ou
d'en humer le
parfum : « Pour elle, qui aurait pensé aux
Indes ? » ou encore
« Oh, vous savez, la fameuse lumière du Sud, c'est
parce qu'on voit tout
de derrière les moustiquaires... » Le lecteur se
laisse aller à ce qu'on
pourrait appeler la dérive circulaire d'un texte à la
fois inventif et
répétitif. Lui-même participe au retour des
thèmes et des lieux, à tout ce
qu'ils suggèrent de sourdement obsédant et de
libérateur. S'amusant à lire sans
les comprendre (ou avec un plaisir différent, s'il les comprend)
les nombreuses
citations en italien et en anglais. Elles permettent, selon Barthes, de
retrouver « une matérialité
phonique ». Et il est bien vrai qu'elles imposent au
texte un rythme et une
sonorité imprévus. « Giocate, giocate pure :
non è di voi che stiamo
parlando. » Celle-ci, choisie en guise d'épigraphe,
et citée à plusieurs
reprises, est une fois traduite : « Jouez, jouez donc, ce
n’est pas de
vous que nous parlons. » Phrase sibylline et gaie,
revenant comme
un refrain et une manière de dégager l'attention, de la
laisser libre de
s'attacher à ce qu'elle veut. Le tennis, dont il est souvent
question ici (en
italien et en français) est un jeu absorbant, tout
environné par les
commentaires des spectateurs ou par des conversations plus lointaines.
Ou
interrompu par des jeux érotiques assez brutaux auxquels
l'auteur cède soudain
la place, parfois aussi enchevêtrés et
métaphorique, que les thèmes du récit
lui-même. Les magazines et les livres pornographiques sont aussi
des citations
de même que ces passants indécis allant et venant devant
les vitrines des
librairies spécialisées. Jouez, jouez donc ! Puis le
décor change. Une
femme s'approche de la fenêtre. Le canal est d'un blanc
verdâtre. Et l'on croit
lire un poème d'Apollinaire : « Je suis adossé
au parapet du pont de
l'Académie, le matin de Pâques, le visage tourné
vers la Salute, une main
au-dessus des veux à cause du soleil. » Le geste de
la main cachant le
soleil revient plus d'une fois en d'autres circonstances.
L'évocation de Venise
se poursuit pendant quelques lignes par allusion à la collection
de Peggy
Guggenheim, aux séjours d'Henri de Régnier, au Cavalier
Marin dominant les trois
marches de marbre blanc. Puis le récit bifurque, le texte
s'adjoint de nouveaux
éléments une femme écrivain publiant sous un nom
d'homme des récits créoles,
des histoires de la Louisiane et du delta... Apparaissent ensuite les
vérandahs
(avec h) à colonnes, relayées plus loin par les galeries
de bois des maisons
coloniales. L'une des douze photographies également
citées ici en guise de
références allusives représente une maison de la
Guadeloupe, résidence de
Saint-John Perse. Les pays et les mers du Sud sont l'un des pôles
d'attraction
du roman, un rêve de voyage, la découverte des files et
des horizons lointains,
par la lecture d'Eloges ou de Billy Budd. « Et
nous, des heures durant, nous observons les voiles blanches croiser sur
l'Océan
Indien. » Aux États-Unis, ce sont les grandes maisons
blanches à
péristyles et à terrasses. « Grande
beauté des femmes sur les
terrasses. » La lumière et la couleur blanche
dominent et font surgir
d'autres maisons, d'autres objets et figures, à Venise, à
Paris où le récit passe
et repasse souvent. « Une éternité de beau
temps s'est emparée des larges
trottoirs blancs, à l’orée du bois. »
Un désert habité
On s'étonne de ne pas
rencontrer Segalen sous la plume de Renaud Camus mais on y rencontre
Henry
J.-M. Levet, diplomate en Asie et écrivain, personnage assez
singulier, mort au
début du siècle à l'âge de trente-deux ans
et dont les rares poèmes dispersés
dans les revues ont été recueillis dans la collection
Métamorphoses (Gallimard)
en 1943. Précédés d'une longue préface sous
la forme d'une conversation entre
Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue, tenue en 1911 à
l'intérieur d'une limousine
en marche sur la route nationale de Montbrison à Saint-Etienne.
Pour l'auteur
de Passage, autant que les poèmes de Levet, et notamment
ses Cartes postales, les pages de cette
préface ont joué un rôle incitateur, même
s'il s'y réfère avec ironie.
« La maison des Levet était blanche entre les
arbres... », écrit
Fargue. A la limite entre la ville (Montbrison) et la campagne. Et
Larbaud se
souvient de leur hésitation : « Le jardin ?
l'entrée d'un grand
parc ? la pleine campagne déjà ? » Ces
questions suffisent à agrandir
l'espace et à rejoindre l'image de Levet et celle d'autres
maisons, d'autres
parcs à la végétation plus dense, aux Indes, aux
Philippines, aux Canaries. Et
les Sonnets torrides d'un poète d'un temps révolu
: « Dans le park du palais s'émeut le tennis
ground
». La lecture de Passage nous invite
à multiplier les citations, à feuilleter tel livre
oublié ou inconnu, à suivre
les pistes du langage, à contaminer les images, les
récits, les aventures, les
syllabes et la forme des mots. « Tout un itinéraire
impassible, fait de
décrochages, de glissements progressifs, de diagonales, de
cheminements
brisés. » L'influence des films d'Alain Robbe-Grillet
est sensible ici et
maintes fois évoquée. La voix monocorde de X dans Marienbad.
Ou la séduction d'un titre de roman
désuet et rajeuni : Indiana. La silhouette et les
paroles de personnages
disparus dont revivent curieusement les ombres passagères. Les
nouveaux textes
(récemment encore Le voyage à Naucratis
de Jacques Almira) cherchent
leur voie dans un désert toujours habité.
Georges Anex
« Une petite grille basse, couverte de lierre, perpendiculaire
à la
balustrade où elle est assise en équilibre, sépare
le jardin de la forêt où je
marche la moitié du jour, un livre sous le bras. Des directions
nouvelles
s'offrent interminablement. »