Une Vie de refus, 2
par Jan Baetens
Nous sommes l'arrière-garde ; et non seulement
une arrière-garde, mais une arrière-garde
un peu isolée, quelquefois presque abandonnée.
Une troupe en l'air. Nous sommes presque
des spécimens. Nous allons être, nous-mêmes
nous allons être des archives, des archives
et des tables, des fossiles, des témoins,
des survivants de ces âges historiques.(Charles Péguy, Notre Jeunesse)
La première lettre que j'ai reçue de Renaud Camus date du premier mai 1988. Je lui avais écrit pour solliciter un accompagnement - préface, notes infrapaginales, une glose quelle qu'elle soit, finalement peu importe - dans l'espoir de faciliter ainsi la publication de mon étude Les mesures de l'excès... Il est inutile d'en dire ici davantage : on retrouvera sans peine la suite de l'histoire dans le tome VI du Journal de Renaud Camus, L'Esprit des terrasses (P.O.L, 1994, p. 225). La couverture de ce volume s'illustre de l'image double d'un homme vu de dos et de face, que je suis tenté de prendre pour le signataire de l'ouvrage, tout convaincu que je suis du contraire, l'auteur Camus n'ayant pas l'habitude de s'afficher en première de couverture.
De la même façon, j'ignore complètement si le portrait de Denis Duparc, « hair parted in the middle », douzième et dernière illustration de Passage, son premier roman, est ou non celui de l'écrivain (qui signera Duparc son deuxième livre, Échange). À moins pourtant que mal m'en souvienne, je sais - puisque Renaud Camus lui-même me l'a confirmé dans une lettre - que les trois photographies utilisées dans Les Mesures de l'excès sont bel et bien de lui. Mais elles le représentent à trois moments différents de sa vie, et sans parler encore du fait que leur registre n'est pas homogène (l'image de l'adolescent semble une photo de famille, celle du jeune adulte a été prise dans un photomaton, celle où l'on voit Renaud Camus en petit Proust est manifestement le travail d'un « auteur » connaissant aussi la mythologie de Barthes sur les studios Harcourt : seule manque la signature, en blanc sur noir), aucune d'elles ne correspond très directement aux photographies un peu officielles de l'auteur. Tandis qu'on a toujours envie de reconnaître Camus dans les images et photos d'hommes qui abondent dans les marges de son oeuvre, il paraît difficile de maintenir la cohésion référentielle d'un de ces « vrais » portraits à l'autre et, à plus forte raison, de s'interroger sur les liens entre les photos représentant Renaud Camus même et celles montrant d'autres hommes qui ne sont pas lui.
Cette difficulté n'est pas le fait du décalage entre le Grand Homme et l'Iconographie qu'il surveille jalousement, comme chez Ricardou ou Robbe-Grillet, par exemple, dont les dernières photos semblent avoir été prises lors des grands combats du Nouveau Roman, vers 1971, à Cerisy. Je n'ai jamais rencontré Renaud Camus, de sorte que je suis mal placé pour juger des degrés de ressemblance. De lui, je n'ai qu'un paquet de lettres, toutes de format identique et d'une écriture à reconnaître entre mille. Invariablement prêt à se couler dans les textes d'un autre, Renaud Camus possède cette main que rêve de découvrir un jour tout graphologue qui se respecte. Pour moi, le tracé d'encre de ses mots et de ses lettres se confond d'autant mieux avec l'oeuvre qu'il casse heureusement, dans l'allongement bizarre mais régulier des formes comme dans la fréquence élastique mais fidèle des envois, le procès sévère qu'il instruit souvent de ses propres distractions et insuffisances épistolaires.
Je crois que c'est chez Ricardou, dans un petit articule du Monde consacré à La Bibliothèque de Villers (de Benoît Peeters) et à Travers (de Renaud Camus et Tony Duparc), que j'ai découvert pour la première fois, en 1980 (?), un nom qui allait rapidement devenir très familier. Le texte de Camus, pourtant, lu alors que j'étais sous les drapeaux, ne m'avait pas tout à fait comblé : c'était encore, croyais-je, une de ces lectures faites par acquit de conscience. Benoît Peeters, entre deux gares, m'a permis d'aller plus loin, et de remonter aux premières pages de l'écrivain.
S'il est clair aujourd'hui que cette oeuvre a beaucoup pesé sur ma décision de m'écarter de Ricardou, pareille tension n'était ressentie à l'époque par personne d'entre nous. Renaud Camus pouvait faire jouer d'excellentes lettres de créance : des premiers tomes des Églogues, immense work in progress non encore suspect, il avait été très vite question au Château (il y avait moyen de passer du temps sur la première page de son premier livre). C'était aussi un ami des amis (on l'appelait Renaud, et non pas Camus) - et, ce qui ne gâtait rien, un ennemi subtil de ceux qui étaient devenus de faux amis, à savoir l'équipe de Sollers (on se félicitait par exemple de l'absence totale du corpus telquellien dans l'index des auteurs cités dans Passage, autrement proche du catalogue de Minuit que des publications du Seuil). Bref, le crédit dont il bénéficiait dans les milieux ricardoliens était alors à son zénith. Décrété intelligent et bon écrivain, il donnait au groupe l'ouverture sur le monde qui lui faisait si cruellement défaut, sans que jamais il ne lui fût demandé de cotiser, c'est-à-dire de suivre le séminaire comme tous les autres.
Renaud Camus voyageait, mais on disait à sa décharge qu'il voyageait sur les traces et selon l'esprit de Raymond Roussel, comme un grand seigneur fort détaché de la contingence des choses vues au moment de s'attabler pour écrire.
La publication de Buena Vista Park, en 1980, petit manuel de bathmologie (la science des degrés : « tout revient, mais toujours à autre niveau de la spirale », inventée par Roland Barthes dans son Roland Barthes par Roland Barthes), avait suscité une ferveur mimétique dont l'onde de choc n'était pas encore retombée deux années plus tard, au moment de ma première visite au Château. On récrivait à qui mieux mieux le scénario de Dallas, il s'organisait d'héroïques concours de belote, on portait des cravates assorties à la couleur d'un porte-plume dévissé rêveusement devant une fenêtre avec vue. Avec les plats d'épinards de la campagne normande, on était servi.
Prépubliées dans les colonnes du dandyesque Promeneur, les premières phrases de Roman Roi avaient ébloui. Le livre même, en 1983, jetait un certain froid, et surtout un désarroi certain. C'était l'année de Femmes. C'était aussi, pour nous, l'année de Conséquences, revue née à Cerisy dans l'entourage de Jean Ricardou (elle fut lancée à l'initiative de Michel Gauthier et Benoît Peeters, après la disparition de l'éphémère Chronique des écrits en cours). C'était surtout l'année des « choix à faire ». Et tout indiquait que Camus s'était trompé lourdement en ayant commis ce roman historique dans la veine de Caroline chérie. Magnanime, on lui donnerait pourtant la chance de s'en expliquer à nos abonnés, malgré notre frilosité à l'égard de l'interview, exercice mondain peu compatible avec les impératifs de tout labeur théorique un tant soit peu costaud. Par précaution, et pour l'aider un peu, on avait élaboré un questionnaire serré, portant essentiellement sur le problème du « double pupitre ». Puisque Renaud Camus n'était pas Jacques Laurent (il avait le bon goût de signer de son propre nom ses pochades, réservant le tourbillon de ses hétéronymes à l'essentiel de sa production), comment voyait-il ce gouffre entre les deux volets de son activité scripturale ? De retour de chez Camus, les deux membres du comité qui étaient allés le voir (car d'interview, il n'y en eut point) pouvaient seulement confesser leur perplexité, leur agacement, leur incrédulité aussi, tellement les réponses de l'écrivain avaient désarçonné leur bonne volonté. Si mes souvenirs sont exacts, il aurait tenu à la fois le rôle de Laurent et de Pessoa, avouant sans scrupule la commande alimentaire, feignant aussi de croire dur comme fer - tel un nouveau Roland prêt à dégainer l'épée pour fonder sur quiconque douterait de ses Personnes - à l'existence réelle des êtres qui se cachaient derrière ses noms de plume.
Renaud redevint Renaud Camus. Il redevint surtout Auteur, injure suprême stigmatisant les pohèteus refusant de comprendre que c'en était fini du sujet, de l'expression, du vouloir-dire, du personnage de l'écrivain comme maître à penser. Le divorce constaté alors n'a cessé de se creuser, le vent a tourné. Les qualités se sont muées en défauts, selon un scénario très banal.
Ma propre déception face au Roman n'était pourtant pas moindre, et c'est un livre que je n'ai encore lu qu'en diagonale. Mais je me suis replongé dans les Églogues, d'autres ouvrages ont nuancé l'image que je m'étais forgée de Renaud Camus. Et je persiste à croire qu'il y aura d'autres retours encore.
Rencontrer Renaud Camus n'aurait pas posé, sans doute, des écueils insurmontables. J'aurais pu me rendre à Paris à l'occasion d'une séance de signature ; en province où la presse signalait de temps à autre des activités littéraires mobilisant une pléiade d'écrivains en excursion subventionnée; pourquoi pas tout près de chez lui, afin de lui donner rendez-vous dans un bistrot ? Mais je m'y suis refusé, pour des raisons si diverses qu'elles s'épaulent et se confortent réciproquement. J'en donnerai ici quatre, avant d'en dire un peu plus.
Pour commencer, il y a eu le hasard, tout bêtement. Renaud Camus, en effet, n'était pas là aux moments de ma vie où, ne le connaissant encore qu'à grand-peine, je ne cherchais pas du tout à l'éviter - et plus tard presque à fuir. Camus ne fréquentait pas Cerisy, ni les savants colloques, encore moins les spectacles et soirées de lecture où il m'arrivait de faire la connaissance de telle ou telle personne qui invariablement « connaissait très bien Renaud ». Le hasard fait bien les choses : sans lui je n'aurais jamais écrit ce texte-ci.
Ajoutons-y la conviction fruste, ensuite, si ce n'est le militantisme le plus obtus et le plus suranné qui soit, séquelles l'une et l'autre des préjugés textualistes de mes premiers pas en Letterland. J'avais volontairement loupé Robert Pinget, la grande passion de mes années d'étudiant. Il fallait bien que je mette un entrain au moins égal à contourner ses successeurs (me disais-je, tout en tirant grand profit de mon amitié avec Benoît Peeters, par exemple, qui m'a beaucoup aidé et sur lequel, curieusement, je serais bien incapable de fournir des précisions biographiques un peu extraordinaires). S'agissant de Renaud Camus, l'attitude de refus dans laquelle je me cantonnais fièrement n'avait rien de crispé ou d'inconfortable : le désir de ne pas connaître l'auteur en chair et en os n'était-il pas en cohérence absolue avec une oeuvre qui, comme la sienne, prônait la distance, le vide, le manque ? Le militantisme, aussi, donne parfois d'utiles coups de pouce : sans lui je n'aurais peut-être pas eu envie d'écrire ces pages sur l'absence.
Je n'oublierai pas non plus l'obstination, la pose, en un mot la coquetterie. Puisque j'avais pris le chemin de la négation, autant persister dans cette voie. Contre les objurgations des amis, qui jugeaient ridicule mon opiniâtreté, et tout à fait déplacés les alibis que je n'étais jamais en manque de leur produire, je me vantais d'une conduite dont le caractère artificiel devenait de jour en jour plus patent. La coquetterie aussi est bonne conseillère : sans elle, il est probable que je ne me sentirais point sommé de m'expliquer à ce point-là, et d'inventer la présente fiction.
Marc A. m'a répété plusieurs fois, au lendemain des Mesures et de l'échec de leur « mise en commun », que les relations entre Renaud Camus et moi s'entretenaient surtout d'une « illusion réciproque ».
Enfin, quatrièmement, il convient de mentionner aussi la timidité, la crainte - non pas d'être déçu, et de regretter une si longue attente, mais d'être un gêneur - et surtout d'être un gêneur dont les agissements risqueraient de transparaître un jour dans le Journal ! Avec un écrivain qui déblatère à tout instant contre les importuns avec une fougue toute horatienne, il est naturel qu'on mette des gants, et que dans le doute on s'abstienne. Ne sachant pas lui dire ce que je n'aurais pu faire par écrit tout aussi bien, je me suis limité à une relation épistolaire. Elle ne faisait que décupler les problèmes.
D'écrire à l'écrivain ne me plaçait guère en effet dans une position plus commode que d'avoir entrepris les démarches nécessaires pour s'interposer sur le chemin de Renaud Camus. À gémir intarissablement sur les mille et un lecteurs casse-pieds lancés à son assaut par le biais d'épîtres à aucun instant sollicitées, toujours insupportables de longueur, sans exception révoltantes de bêtise et de présomption, systématiquement impolies ou grossières, chacun étant convaincu que l'auteur n'a rien de mieux à faire que de lire des manuscrits, résoudre des problèmes sentimentaux, s'intéresser aux opinions personnelles déversées sur lui à grands tombereaux - bref, à sans cesse se plaindre des pensums du courrier, ce n'était pas de solides vocations de correspondant fidèle que Renaud Camus s'obligeait à faire naître. Il faut en conclure que ceux qui lui écrivent sont peut-être aussi ceux qui ne le lisent jamais, et vice versa. Que de scrupules à vaincre !
Désireux depuis de longues années de faire la connaissance de l'écrivain adoré, mais n'ayant jamais osé lui faire signe, Paul L., un des deux lecteurs de Camus (avec son épouse) à Draguignan, se retrouve un jour nez à nez avec lui dans les toilettes du Flore : même là, l'inhibition est trop forte, et il sort retrouver sa femme sans rien dire à « son auteur ».
Ce qui précède est inexact. Il n'est pas vrai que n'ai jamais rencontré Renaud Camus. Même si je ne l'ai jamais vu, sa voix ne m'est pas inconnue : on s'est parlé quelques fois au téléphone. C'est plutôt lui, dirais-je, qui a refusé de me voir quand j'avais formulé un autre projet de collaboration, impossible à conduire à terme sans un minimum de concertation, de pourparlers, de réunions officielles avec des instances tierces, etc.
Plus tard, une série d'entretiens avec Jean-Pierre Salgas de France-Culture, ainsi que l'émission Domaine privé à la même chaîne m'ont donné le temps de plonger toujours davantage dans l'ébahissement que me procurait cette voix, infiniment plus juvénile, plus enjouée, plus aiguë, que ne m'étais imaginé. Tous les autres aspects - intonation, débit, vocabulaire, syntaxe, à-propos, complicité avec le journaliste - avaient répondu sans faille à mon attente, de sorte que le mystère du grain s'épaississait encore. Dans une émission sur musique et poésie, il avait interprété quelques échantillons de poèmes lyriques, en les chantant d'une manière très physique, entrelardant la récitation des textes d'improvisations purement sonores pour moi impossibles à classer (elles étaient embarrassantes : c'était comme si on assistait en direct à la fameuse conférence d'Artaud au Vieux-Colombier, mais revue et corrigée ironiquement par un musicologue disciple de Guyotat).
Renaud Camus s'est lui-même mis en scène, constamment. Plus je connais son oeuvre, plus la dimension autobiographique m'en saute aux yeux. Comme chez Ricardou, rien n'échappe à l'écriture. Les modalités de la contamination sont pourtant tout à fait différentes. La vie, en effet, ne paraît pas chez Camus sacrifiée, ou forcée dans la camisole d'un texte dont les lois et contraintes figent dans leurs rets le moindre mouvement, le plus petit soupir, tout clignotement aussi imperceptible qu'il soit. Vie et texte communiquent en revanche de plain-pied, pour problématique que demeure évidemment leur relation. Quoi qu'on veuille, il est impossible de faire coïncider intégralement la page qu'on traverse et le paysage qu'on décrit, signes tous deux, mais point taillés dans le même étoffe. Il n'empêche : l'émerveillement de Renaud Camus devant le monde, sa quête hölderlinienne d'une manière d'habiter poétiquement la terre, son horreur subséquente en face de l'univers saccagé par ses occupants brutalement distraits, en un mot son lyrisme, je les ai ressentis comme une libération de bien des convictions sans aucun doute utiles, mais embrassées un peu trop longtemps. Littérairement parlant, le sursaut n'était d'ailleurs pas moins net : autant le travail de Ricardou sentait toujours un peu la sueur (c'était, comme disent les Anglo-saxons, et comme je me le disais à moi-même les jours de grand abattement, beautifully done but not worth doing), autant je me trouvais immergé chez Camus dans une fraîcheur à la fois reposante et stimulante. Mon écriture théorique ne s'en trouvait pas bloquée. Quant à l'écriture fictionnelle, elle cessait brusquement de me paraître hors d'atteinte.
Qu'on n'attende pas de ces souvenirs des révélations sur Renaud Camus « tel qu'en lui-même ». Je ne suis nullement impatient de signaler les endroits du Journal, par exemple, où le narrateur en dit trop ou pas assez (contrairement aux idées toutes faites, le diariste ne refuse pas en effet de mettre un bémol à certaines péripéties). Quiconque m'en aurait voulu d'écrire sur Jean Ricardou comme je l'ai fait, m'en voudra probablement bien davantage encore de poursuivre par ce portrait que n'entache presque nulle ombre. L'enchaînement des séquences est injuste, peut-être même impardonnable. Pourquoi est-ce que je glisse si facilement sur les travers que j'aurais pu imputer à Renaud Camus ? Mais rien ne m'oblige à porter de telles accusations, alors que dans le cas de Ricardou j'en ressentais comme une nécessité vitale. Il suffit d'écrire ce à quoi on est acculé : à cette règle de Georges Bataille j'essaie de me plier sans trop de dérogations. Or toute velléité de critique à l'égard de Camus semble me faire ici défaut. Songeant aux faiblesses de son oeuvre, je vois comment elles en rehaussent le chatoiement ; me rappelant mes ennuis, je ne ressens plus que les engouements ; devant ses contradictions, le besoin de cohésion perd un peu de son urgence. Il est possible que je répugne à la critique parce que l'identification est par moments trop forte. De lire à quel point certains de « mes » goûts sont énoncés par Camus m'a troublé jusqu'au vertige, quand je réfléchissais d'autre part à l'abîme qui sur bien d'autres points me sépare de lui.
Son mépris catégorique de la bande dessinée, sa morgue patricienne à l'égard des aficionados sportifs, sa ferme condamnation de toute jouissance collective manquaient particulièrement d'humour. Heureusement pour moi, ce n'étaient pas vraiment ses grands chevaux de bataille. Me gênait beaucoup plus, du moins en théorie, son goût de l'allusion, procédé rhétorique qui tend aux yeux de plus d'un à compromettre le lecteur ou l'auditeur « inculte ». On m'avait certifié de toutes parts qu'il pouvait être féroce à table si on ne relevait pas assez promptement les clins d'oeil dont il avait l'habitude de saupoudrer la conversation (je me félicitais alors in petto d'avoir coupé au supplice). J'avoue que, dans ses textes, par contre, la présence massive des citations implicites ne m'avait point perturbé outre mesure : il y en avait trop, décidément, pour que leur reconstitution intégrale puisse s'imposer comme une tâche sérieuse (avec Jean-Christophe C., qui avait pu consulter l'auteur, on s'y était pourtant essayé à Cerisy - tentative peu orthodoxe qui ne fait que confirmer l'emprise incroyable qu'avait Renaud Camus sur le groupe de Ricardou). Son érudition était par moments si étourdissante, qu'elle se décollait du réel pour devenir un registre discursif sui generis, plus drôle que vrai, tout à fait ouvert, comme chez Borges ou Rabelais, aux mirages de la fiction.
S'agissant de carrière littéraire, personne ne ressemblait plus à Ricardou que Renaud Camus. L'un et l'autre ont mis un soin maniaque et suicidaire à saboter ce qui pouvait leur être imparti d'épanouissement, pour reprendre le beau terme de Raymond Roussel. On a beau penser le contraire, Renaud Camus n'a pas moins que Ricardou refusé toute compromission dans la république des lettres. Acceptait-il d'être Guy des Cars, qu'il se faisait un point d'honneur de le faire mal, ne se donnant pas le temps d'inventer une histoire qui tienne un peu, se résignant encore moins à simplifier les phrases qui lui venaient naturellement, sans apparent effort mais trop peu lisibles pour le lecteur imposé (moins Camus se relisait en écrivant, plus il semblait renouer avec un bonheur de la phrase tout stendhalien). Daignait-il s'adresser au très grand public, qu'il le faisait trop tard, lorsque sa réputation d'esthète élitaire et de radoteur réac lui collait déjà au dos. Il s'entêtait de la même manière à mélanger ses divers publics, jusqu'à se brouiller invariablement avec chacun d'entre eux, décevant sa clientèle homosexuelle, surprise de voir qu'il ne pensait pas qu'à ça, décourageant aussi la frange littéraire de son lectorat, qu'il devait imaginer pousser de gros soupirs au milieu des pages interminables relatives au sexe. Tout l'exhortait à publier un roman sur le sida : il ne l'a même pas envisagé. Ce manque d'opportunisme, ce mépris de son intérêt financier immédiat (car il vivait d'expédients, toujours à la recherche des sommes assez considérables que devait lui coûter son mode de vie), sont plus remarquables que son malin mais dangereux plaisir à monter en épingle les mesquineries de MM. les critiques de la place parisienne.
Par rapport aux collègues, je le trouvais, lui d'habitude si emballé ou soupe-au-lait dans les domaines les plus éloignés de son art, d'une stupéfiante tiédeur. Nulle flagornerie, mais nulle jalousie non plus. Il refusait de crier au génie face aux maîtres de l'époque (surtout lorsque c'étaient, en plus, de bons amis comme Jean Echenoz ou Emmanuel Carrère). Sa capacité d'indignation n'était guère plus vive, exception faite des réputations qui n'avaient plus besoin de sa hargne pour se faire ébrécher (Jean Marie Gustave Le Clézio était une de ses têtes de Turc). Si j'étais lui, j'aurais fait un procès à Hervé Guibert, pour le plagiat maladroit du Journal Romain dans L'Incognito, méchant roman de petite prose à très grosse clé que Camus consentait même à recommander vaguement à ses propres lecteurs. De mortis nil bene ? Guibert était déjà très malade à l'époque, et on peut supposer un réflexe de solidarité face au Fléau. A la place de Camus, je ne me serais pas opposé non plus à la divulgation bien ciblée d'un compte rendu d'un très quelconque Voyage à l'Est, louable entreprise touristique et littéraire sponsorisée par les services compétents du Centre National des Lettres et de la Maison des Écrivains au profit d'une dizaine d'auteurs français (dont R.C.) ? Ce texte avait paru dans un petit quotidien belge probablement non dépouillé par l'argus de la presse, et on pouvait y lire que, parmi les bêtises littéraires contenues dans l'ouvrage, la palme devait incontestablement être accordée à M. Olivier Rolin, auteur d'une prose poétique en vers libres que rougirait de signer n'importe quel écolier un peu doué (je cite de mémoire, bien sûr). La notice l'avait fait rire aux éclats, mais il ne souhaitait nullement que l'avis du chroniqueur de la gazette se sache, la notion de rivalité lui faisant totalement défaut. Je suis resté tout à fait perplexe de découvrir avec quelle sincère bienveillance le Journal évoque la figure de Rolin, écrivain dont pourtant on entrevoit assez que l'esthétique est aux antipodes de la sienne.
Si peu lue soit-elle, et pour peu bien sûr qu'elle ne tombe pas vraiment dans l'oubli, l'oeuvre de Renaud Camus fera un jour les délices du thésard (« Valéry Larbaud sociologue de la littérature » ?). Renaud Camus, je pense, servira mieux que quiconque à vérifier la manière, en cercles concentriques, sur plusieurs générations de lecteurs, dont s'imposent finalement les vraies renommées : « Un livre qui doit rester paraît, disons : quand son auteur est âgé de vingt-cinq ans ; mais ce livre a sept ou huit zones de lecteurs à traverser (depuis les vingt premiers lecteurs de la première zone qui ont compris que le livre resterait jusqu'aux gens qui ne lisent même pas les courriers littéraires des gazettes) ; en comptant cinq ans, et c'est peu, pour la traversée de chaque zone, l'auteur aura cinquante ans lorsque son livre parviendra aux lecteurs de la sixième couche. Alors il commencera à prendre de l'importance aux yeux du public, des gouvernants, de la grande presse. » (« Lettre d'Italie », in Jaune bleu blanc). Vision anachronique à l'âge des médias ? Vision naïve, Renaud Camus ayant justement... cinquante ans - et pas plus de lecteurs qu'à vingt-cinq ? Vision ridicule, le critique parlant gloire là où l'auteur a secoué le joug de telles néfastes considérations ? Mais Camus lui-même a contribué fortement à remonter la cote de Larbaud : non seulement tous les lecteurs de Valéry Larbaud lisent aussi Renaud Camus, mais la plupart d'entre eux admettent volontiers être venus, ou revenus, à l'un grâce aux écrits de l'autre !
Renaud Camus manque donc de succès. Toutefois, l'omniprésence de cette oeuvre soi-disant confidentielle, privilège que ne saurait lui disputer aucun contemporain, m'a toujours médusé : où que je me présente, je suis sûr d'y faire la connaissance de quelque lecteur fidèle. Qui plus est, et c'est là que l'affaire se corse, moi-même je ne semble avoir d'existence littéraire que par rapport à ce qu'écrit de moi Renaud Camus. Les seules fois où je suis reconnu, c'est d'être identifié comme « le Baetens dont parle Camus » (à chaque fois, ces lecteurs manifestent leur étonnement de rencontrer en moi un personnage qu'ils nomment péremptoirement, sans se donner la peine de m'expliquer, « aussi peu camusien ») et où que j'aille, je ne semble qu'emboîter le pas à Camus. Je rencontre en Espagne des vieilles dames qui se reposaient dans le même jardin que sa mère lorsqu'elle était enceinte : elles me parlent transats, photos pornographiques, tricot. À Londres, je tombe sur des amis qui viennent de le croiser à Urbino : il y passait en compagnie de deux personnes du sexe à qui il commentait volubilement les fresques au plafond du palais Ducal. On a dîné avec lui à Coïmbra, etc.
Il a fallu commencer à écrire sur Camus pour que je me souvienne des circonstances qui m'ont amené à rompre, non pas avec Ricardou (je ne me suis jamais brouillé avec lui, reprécisons-le, je me suis éloigné de son travail, c'est tout, mais, bien sûr, ce tout, pour lui, est vraiment tout), plutôt avec une manière d'envisager le texte, le monde, la vie. Je rentrais de Bruxelles par un train de banlieue, un samedi après-midi, feuilletant les livres dont je venais de faire l'acquisition. Parmi eux, une anthologie bilingue de Mario Luzi, La Barque, où j'étais brusquement englouti par ce poème :
TOCCATA
Ecco aprile, la noia
dei cieli d'acqua di polvere,
la quiete della stuoia
alla finestra, un tocco
di vento, una ferita ;
questa aliena presenza della vita
nel vano delle porte
nei fiumi tenui di cenere
nel tuo passa echeggiato dalle volte.
(qu'évidemment je ne déchiffrais pas sans la traduction de Jean-Yves Masson en regard : Voici l'avril, l'ennui / des cieux d'eau, de poussière / le calme du store / à la fenêtre, un coup / de vent, une blessure; / cette étrangère présence de la vie / dans l'embrasure des portes / dans les fleuves ténus de cendres / dans ton pas dont les voûtes répètent l'écho). Tout à coup s'éteignait le bourdonnement des voix dans le compartiment et je me trouvais comme à l'intérieur d'un aquarium, séparé des voyageurs par une vitre qui m'interdisait d'entendre les mots que leurs bouches articulaient sans discontinuer. Les voix, auparavant, m'étaient parvenues distinctement, vu que les passagers s'exprimaient dans un dialecte différent du mien. Tout à coup aussi avait disparu l'alternance rapide de l'ombre et du soleil qui avait jusque-là tellement gêné ma lecture. Une lumière dorée rendait ma vue un peu trouble, et comme le train ralentissait j'avais l'impression que les gestes des passagers se figeaient à la même vitesse. J'ai essayé plus tard de ressusciter cet instant (de le faire durer encore un peu), en consacrant à Luzi un article je ne dis pas faux (la technicité en littérature n'est jamais fausse), mais lâche, sans rapport aucun avec ce qui m'avait arrêté dans ce texte, ni avec la manière dont il avait cassé l'élan que je croyais être définitivement le mien. Sur le quai je sortais seul. Ma décision était prise.
Un autre jour, me promenant, je devenais soudainement conscient qu'un détail bizarre avait modifié l'allure de mon pas : la rue que j'étais en train de monter, d'habitude si fréquentée, était déserte. Par plaisir, je quittais l'étroit trottoir afin de marcher avec plus d'aise sur l'asphalte ouaté, quand j'apercevais une ambulance stationnée de travers sur toute la largeur de la chaussée. Un gyrophare tournait paresseusement, et en silence, mais je ne suis pas sûr de ce dernier point. D'autres sons paraissaient également étouffés par le bitume que je ne quittais pas du regard, soucieux de gêner le moins possible, par une curiosité mal venue, le travail des brancardiers. Ils s'adossaient presque nonchalamment au véhicule, désoeuvrés. Devant eux, sur une très mince couverture, s'était allongée une femme d'âge moyen portant une grosse minerve et des pantoufles orange et mauve. On lui avait passé un pull qui lui cachait jusqu'aux poignets. Sa position peu naturelle rappelait l'attitude du modèle attendant avec politesse la fin d'une séance ennuyeuse. Elle était couchée sur le côté, un bras replié sous elle, dans l'attitude de qui s'apprête à embrasser une personne absente. Son corps n'était pas entièrement immobile. Les yeux que je croyais d'abord las, s'avéraient curieux et goguenards, abattus et honteux : organes sectionnés si net que l'enveloppe du corps en était restée pétrifiée; ils se déplaçaient comme deux poissons jumeaux pris dans une antique statue de bronze échouée au fond de la mer au terme d'on ne sait quel absurde naufrage.
De tels aveux seraient-ils déplacés ici ? Je répliquerai volontiers que c'est en guise d'hommage que je les inclus, toute idée de pastiche ou d'imitation écartée (l'écriture de Camus n'est pas de celles qui se pastichent facilement, du moins sur le plan du style : elle aspire trop à être « prose française », ne cherchant à renauder que par thèmes interposés).
Que reste-t-il de commun entre le Camus d'aujourd'hui et celui de ses débuts ? La distance parcourue n'est sans doute pas plus extrême que chez Ricardou, et pourtant la manière dont ces deux oeuvres se proposent à la lecture est, de ce point de vue, incomparable. Chez Ricardou comme chez ses exégètes, tout se passe comme si les enjeux n'avaient pas bougé d'un millimètre. La terminologie utilisée a beau faire peau neuve plus souvent qu'à son tour, les questions et les réponses sont au fond bien restées les mêmes. Pour Camus, du moins s'agissant de ma lecture, le chemin parcouru ne saurait être plus grand. Mes premiers articles témoignaient encore d'un ricardolisme presque exacerbé; plus tard mes préoccupations semblaient recouper plus franchement les soucis de l'auteur même; je ne sais pas du tout ce qu'on peut bien penser du présent témoignage, dont j'espère moi-même qu'il ne constitue pas de terminus ad quem.
L'oeuvre de Camus s'est toutefois beaucoup éloignée de nous. De ses premiers livres, on s'accordait encore à trouver qu'ils captaient admirablement « l'air du temps ». Les derniers se dressent de plus en plus solitairement dans les lointains, pics brumeux comme interdits d'accès, objets d'un ostracisme que, nouveaux Cassandre, ils appellent de toutes leurs forces. Renaud Camus s'est retiré du monde, comme Pétrarque sur le mont Ventoux : l'écrivain-voyageur rencontre ainsi le premier des modernes à emporter partout avec lui de quoi écrire sur place, lit-on dans la revue romaine L'Uomo : In realtà fu sopratutto allora, in coincidenza con la nascita et la diffusione della stampa a caratteri mobili, che nacque in Europa la figura del letterato moderno, in qualche misura anticipato dal Petrarca. Un personnagio spesso itinerante, comunque potenzialmente sempre mobile, che si sposta da un luogo all'altro per ragioni di lavoro, per necesità di sussistenza, per gusto e per irrequietudine esistenziale. Ma che anche durante i più tumultuosi spostamenti è capace di scrivere; e che torna a scrivere in movimento e in viaggio, come più di mille anni prima avevano fatto i letterati antichi. Renaud Camus ne s'est pas réfugié à quelque Olympe, mais dans une bâtisse reculée qu'il se propose de rétablir dans la gloire ancienne de son nom, car le Château sur lequel il a jeté son dévolu est celui de Plieux, aux consonances si mallarméennes (Lectoure aussi, à quelques kilomètres de là, avait été en lice : les raisons n'étaient pas différentes).
Il était né à l'ombre du Puy-de-Dôme, auguste élévation qui symbolisait pour moi surtout - par confusion avec le Ventoux, je crois - l'arrivée redoutable d'une étape du Tour de France. En 1967 y est mort l'anglais Tom Simpson, de l'équipe Peugeot. Gagnant sa vie en faisant de la publicité pour une marque de bicyclettes, ce bathmologue avant la lettre avait choisi de mourir en vélo (il avait roulé aussi, avec plus de succès, pour Bic). Au terme d'une échappée solitaire dans un paysage d'une blancheur presque absolue (seul le ruban du goudron y serpentait au milieu du sol rocheux), il s'était effondré « en direct », devant les caméras des motards. Je n'ai vu cependant que les photos dans le journal du lendemain : le maillot bien connu de son équipe avec ses petits carreaux blancs et noirs, le corps plâtreux se cassant, la tête nue que lui relevaient les docteurs, les traits du visage se décomposant et se mettant à trembler dès que le regard s'évertuait à traverser l'écran de la trame photographique, seule restant immobile la double barre des yeux fermés, lignes pures, purs signes de son chemin de gloire.
On prouve, on démontre aujourd'hui la République.
Quand elle était vivante on ne la prouvait pas.
On la vivait. Quand un régime se démontre,
aisément, commodément, victorieusement,
c'est qu'il est creux, c'est qu'il est par terre.(Charles Péguy, o.c.)