Renaud Camus hospitalier.
Notes sur un sujet de passage.
À propos de Renaud Camus, Ne lisez pas ce livre !, POL, 2000.
Par Olivier DeprezA Camila, à la Patagonie, ces notes incertaines
Qu'en est-il du sujet aujourd'hui tel qu'il se présente au lecteur dans l'écriture contemporaine ? Il paraît certes revenir à l'avant-plan, du moins à l'avant-plan des vitrines des librairies. La veine autobiographique apporte régulièrement son lot de journaux intimes et de confessions ; les biographies ont un succès évident auprès des lecteurs ; le roman historique et une bonne partie des romans qui se publient réactivent un sujet que l'on supposait s'être absenté des pages formalistes.
Dans ce contexte, Renaud Camus propose une théorie du sujet originale et complexe. L'hôte de Plieux (l'écrivain habite ce lieu-dit dans le Gers) prolonge par son oeuvre bien des aspects heidegerriens, l'influence de Larbaud est également perceptible, on pourrait citer Kafka, Joyce, Rilke, et tant d'autres encore, tellement le texte camusien plonge ses racines dans le meilleur terreau de la modernité littéraire.
Je voudrais m'attarder plus particulièrement à la filiation qui relie Proust à Camus. Le lecteur camusien se souvient que dans les pages du premier roman de Renaud Camus intitulé Passage on trouve des photographies qui montrent Marcel Proust. Cela suffit-il à choisir d'éclairer tel lien plutôt qu'un autre ? Pourquoi Proust ? Peut-être la photographie sur laquelle on voit Proust muni d'une raquette de tennis contient-elle la réponse. Le tennis est par excellence le jeu des échanges, le sport suggère le mouvement de passage de l'un à l'autre côté du terrain, l'on ne cesse de se renvoyer la balle. Les rebonds de la balle sur le terrain dûment balisé disent à leur manière la trajectoire d'une écriture qui elle aussi rebondit.
Le sens du texte s'inscrit dans le passage d'un niveau à l'autre du feuillet textuel. Le sujet est devenu un pur passant. D'où l'ontologie camusienne qui invente la notion du "dispar'être". "Dispar'être" ce serait apparaître et disparaître tout aussi bien. Cette figure du passage sans fin, Renaud Camus lui donne l'aspect d'un ressort (1), préférant cette image plus dynamique, plus "positive" à la spirale dont la forme d'entonnoir ne permet pas que les cercles successifs présentent une série de points qui se superposent exactement les uns aux autres.
Trouver impérativement des ancêtres à tel ou tel écrivain peut sembler un jeu un peu stérilisant. Autre chose est de dessiner une perspective qui invite à saisir les enjeux présents de l'écriture dans des textes antérieurs les préparant ou les préfigurant. Ainsi, il est possible de constater des similarités entre le sujet de passage camusien et le sujet proustien. Le sujet donc. Mot au demeurant extrêmement mobile quant au sens puisqu'il désignerait le narrateur, celui qui écrit (ainsi que l'ensemble des sujets désignés par les pronoms personnels), et le contenu, ce qui s'écrit. L'un et l'autre sens se rejoignant dans la prose proustienne étant donné que le sujet du livre raconte la naissance du sujet écrivain et écrivant.
Averti de l'amphibologie sémantique de notre sujet, nous pouvons à présent lire et relire les phrases suivantes :
« Je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. »
D'emblée, le "sujet pronom personnel" se confond avec le "sujet thème du texte". Le moins étonnant n'est pas que les réflexions du narrateur se formulent en dormant. Au sens littéral, le sujet est en veilleuse. Il est présent sans l'être pleinement. Quand on dit de quelqu'un qu'il se met en veilleuse, ne veux-t-on pas dire par là qu'il disparaît momentanément ? Or cette vacance du sujet, sa vacuité, est rapidement comblée par des éléments disparates et singuliers. Le sujet a sans doute disparu, mais il nous apparaît aussitôt sous les traits de ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Là coïncident de façon on ne peut plus évidente le sujet avec le sujet. Le sujet est cette coïncidence, cette rencontre d'une vacance avec un assemblage de choses. Le sujet apparaît comme un espace vide qui accueille les choses pour se reconstituer en tant que tel. Mais un tel sujet qui se définit par le rapport qu'il entretient avec une collection d'objets est encore une version balzacienne du sujet. Il suffit de tourner la page pour passer du dix-neuvième au vingtième siècle. Proust comme on le dit encore trop souvent n'est pas à moitié tourné vers le dix-neuvième siècle et à moitié vers le vingtième. La page est littéralement tournée dès le commencement de la Recherche. Cette métamorphose du sujet est décrite par Proust comme un éveil. L'être qui sommeille est soumis aux croyances des rêves, il leur est enchaîné, mais il suffit qu'il ouvre les yeux pour que tout change :
« Cette croyance survivait pendant quelque seconde, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. »
L'éveil du sujet débouche sur une singulière libération. Le sujet qui parle se libère du sujet du livre et curieusement c'est alors que la vue revient au narrateur, mais il ne voit plus que l'obscurité la plus obscure. Une obscurité dont Proust dit qu'elle est comme une chose vraiment obscure. Sous les yeux du lecteur, éveillé lui on l'espère, Marcel Proust gomme la représentation de manière très subtile. Primo, il l'exalte et confond le sujet qui lit avec les sujets de la lecture. Secundo, il dénonce cette fusion en la taxant de croyance. Tertio, et le brio de Proust est tout entier dans ce geste, il décrit l'éveil du sujet, autrement dit la prise de conscience de soi, au sein d'une obscurité totale qui n'a d'ailleurs rien d'inquiétant - elle est douce et reposante dit l'auteur. La représentation du sujet se joue à deux niveaux de conscience différents : le sommeil et l'éveil. Proust inverse cependant les significations des deux termes. C'est au cours du sommeil que les choses sont perçues et visibles et c'est à l'éveil que l'obscurité se déploie. Le sujet qui s'éveille et se libère du sujet est un sujet aussi obscur sur le plan de la représentation que la nuit qui l'entoure. Il ne faudrait pas conclure hâtivement dès lors que la représentation ne tient plus, la représentation, elle, continue. Ce qui a changé désormais, c'est que nous savons que c'est une croyance et que d'où l'on parle, l'obscurité est une chose vraiment obscure. Le sujet est cette obscurité même, en un certain sens sa pure vacuité. Le sujet chez Proust est un être en perpétuel changement, la métempsycose qui est la migration de l'âme au travers de diverses vies est le règne sous lequel vivent les spectres proustiens. Une description du nez de l'écrivain Bergotte nous avertit de la structure de cette migration. Proust décrit le nez de l'écrivain comme un nez en colimaçon. La figure du colimaçon évoque le mouvement tournant et contournant d'une vis ou d'une spirale. Or tout porte à penser que la métempsycose proustienne obéit à cette figure en colimaçon. Les personnages sont soumis à l'attraction des spires ; une dame de bas étage devient duchesse, un noble devient un vieux fou, etc. Le mouvement cependant n'obéit plus comme chez Dante à une montée vers l'absolu mais il constitue un mouvement d'ascenseur qui monte et qui descend. Le mouvement spiralé des personnages permet à ceux-ci d'occuper tour à tour tous les points d'un espace circulaire. Il s'agit d'une circularité ouverte puisqu'il n'est pas dit que l'escalier a une fin et un début, l'on pourra toujours s'élever plus haut et toujours s'abaisser plus bas. Le baron de Charlus n'a pas encore atteint le fond, il en est proche sans doute. La figure se complique d'autant plus que s'élever par exemple dans la société ne signifie pas que l'on s'élève sur d'autres plans, le mouvement spiralé va dans les deux sens sur un ensemble projectif de plans qui présentent un être en totale diffraction. Charlus devenu un vieux fou prend tout aussi bien les allures d'un personnage tragique et shakespearien. La splendeur d'Odette à son acmé social ne masque pas les abîmes de son égoïsme mondain et grotesque. Rien ne dit au demeurant que cette Odette mondaine ne pourrait pas ultérieurement devenir une Odette monacale et industrieuse. Les règles proustiennes quant aux spires de l'être ne sont pas arrêtées à un point précis. Le mouvement est perpétuel, le spectre idéologique du discours peut se parcourir sans entraves. Le sujet dès lors est insaisissable : qui est le baron de Charlus ? qui est Odette de Crécy ? Il est impossible de répondre clairement à cette question, la seule façon de saisir Odette de Crécy et le baron de Charlus est de suivre leur passage d'une entité à l'autre, de la cocotte mademoiselle Sacripant à l'épouse de Forcheville, de l'aristocrate orgueilleux et mondain au vieillard confus.
Ce jeu de passages, plutôt cette diffraction dynamique et incessante, du sujet proustien prend dans l'oeuvre camusienne des accents plus joyciens. James Joyce transforme effectivement l'Odyssée de telle sorte qu'il ne s'agit plus seulement de parcourir des niveaux dans la représentation mais aussi de passer d'un type de discours à l'autre, l'écrivain irlandais modifiant le type de discours à chaque chapitre. L'errance devient une déambulation linguistique autant que géographique. Un va-et-vient proprement spiralé se joue entre les deux dimensions, une partie de tennis baroque où les adversaires se renvoient la balle infiniment. Renaud Camus développe ces deux plans, parmi mille autres, dans son oeuvre impressionnante, au sens propre volumineuse.
Il faudrait un livre, voire quelques volumes, pour arpenter les chemins odysséens de l'écrivain Renaud Camus et surtout une longue vie de lecteur pour prendre la mesure de l'étendue littéraire de ses terres. Or non pas que la parution en tome des Vaisseaux Brûlés nous dispense d'une telle lecture, mais du moins, par un jeu de métonymie où la partie parlerait au nom du tout, la récente publication du premier volume sur papier du gigantesque et vertigineux opus virtuel de Renaud Camus, Ne lisez pas ce livre !, autorise un raccourci et permet néanmoins de considérer sous un angle suffisamment large la question du sujet telle qu'elle se présente en ces pages.
Les livres de Camus ont une visée globalisante, il est question d'un sujet et aussi de tous les sujets. La curiosité de l'auteur est sans fin. Les médias, l'art, mais la vie et l'existence en général reçoivent l'attention de l'écrivain. Le journal rassemble et concentre les résultats de cette curiosité et de cette qualité d'être. Si l'être en tant que sujet ou le sujet en tant qu'être apparaît dans le journal suivant la contrainte du genre, Renaud Camus tient en effet à s'assurer du respect du contrat qui le lie à son lecteur, c'est le même sujet qui écrit la somme monumentale des Vaisseaux brûlés.
La somme virtuelle, authentique work in process et sa publication sur papier perpétue les Eglogues si bien que le scripteur peut se demander si tel développement du travail n'est pas aussi la fin des Eglogues. On retrouve en effet les mêmes façons de construire le texte qui s'élabore par une série de passages. On retrouve également la présence des photographies qui offrent des fenêtres au texte. On se souvient des premières lignes de passage :
« -
« Et de nouveau :
« Une table, une fenêtre, une table près d'une fenêtre, et la vue, les vues. »
Ouvrir la vue, Renaud Camus reprend à sa manière le propos de Proust qui voulait que le texte soit comme une paire de lunettes que l'on met pour mieux voir le monde. Les photographies présentes dans le livre ouvrent des perspectives au texte et permettent de passer du lisible au visible. L'être est devenu ce passage même d'un niveau de discours à un autre. Ce discours qui est le paraître, l'apparaître du "dispar'être". Les commentaires sur les lectures heideggerriennes de Mark Alizart à propos d'Homère sont probablement une figure de la quête de cet être de passage (ou de passeur, ou de passant). (2)
Le sujet passera même par le fétiche et l'incarnation en fétiche de l'autre en tant que sujet quand Camus brossera un portrait du lecteur idéal qui serait un pur stéréotype homosexuel visible au demeurant et dûment répertorié par une photographie de genre. La logique bathmologique qui consiste à passer d'un degré de sens à un autre tout en conservant le sens antérieur n'écarte pas le fétiche, comme elle n'écarte rien étant donné qu'elle se propose de parcourir tous les degrés du discours.
Contrairement à ce que pourrait donner à penser le fétichisme camusien incarné jusque dans la figure du lecteur idéal, il n'y a pas d'exclusion inconditionnelle de l'autre. Si le livre écarte le fâcheux, il n'en appelle pas moins pour autant tout lecteur qui lui serait disposé à répondre à l'injonction de Rilke qui s'inscrit en épigraphe :
Salut l'esprit, qu'il nous remette en liaison !
L'injonction affirmative de Rilke, qui est un peu le leitmotiv de L'Élégie de Chamalières, est une réponse on ne peut plus limpide à l'injonction négative du titre. Le "nous" de l'injonction rilkéenne montre s'il le fallait jamais que l'exclusion est une façade qui ne détournera que les imbéciles. Ce sujet qui passe, il passe pour "nous remettre en liaison". La liaison est précisément l'enjeu de l'écriture camusienne, sans liaisons, pas de passages. L'altérité s'inscrit donc pleinement dans le sujet camusien, elle en est même la condition nécessaire et suffisante. Des mots des autres, la prose camusienne en est remplie. Il faut voir ici moins le goût postmoderne et facile de la citation que l'affirmation d'un sujet en tant que personne. Au cours de son mouvement spiralé le sujet camusien en vient effectivement à se définir comme personne. L'effacement du sujet en tant que moi crée un vide d'air qui sur le plan littéraire débouche sur l'emboîtement des discours où le nom gagne les sphères de l'esprit où tout n'est que liaison.
Les inserts de paragraphes écrits en langues étrangères indiquent également que loin de se refermer sur soi le sujet camusien au contraire est déterminé aussi par ces passages d'une langue à une autre langue. Le sujet accueille l'altérité sous des formes très variées. Le livre est l'expression de la pure hospitalité camusienne. Le sujet s'efface, il "dispar'est" et s'affirme dans ce dispar'être. Le dispar'être est sans doute l'autre nom du passage. Et l'écriture est non moins le synonyme de l'apparaître du disparaître, ce qui fait lien, la jointure. Jointure qui joint et disjoint. La photographie joue aussi ce rôle éminent. Par un jeu troublant de ressemblances, Camus se confond avec Roussel, il en est la doublure. Or l'être (et l'apparaître, l'être à part en somme) de la doublure, c'est n'être pas, n'être personne. Le sujet écrivain n'est personne. Renaud Camus joue sur les deux sens possibles du mot qui désigne une personne : quelqu'un, et désigne néanmoins l'absence de cette personne.
Précisément, la personne du jeune Roussel évoqué dans les premières pages du livre est le signe qu'il n'y aura plus jamais de grand écrivain au sens où le fut Victor Hugo. Au dix-neuvième siècle, l'écrivain peut encore incarner les valeurs populaires au sens le meilleur, il est encore quelqu'un de représentatif. Hugo incarne les valeurs républicaines et le peuple ne s'y trompe pas, les funérailles du poète le prouvent. Au vingtième siècle, l'écrivain a perdu progressivement sa fonction nationale et sociale, il ne représente plus personne, il ne représente plus que personne, au sens de représenter un sujet en peinture et de représenter un sujet au Parlement.
L'écrivain n'est personne.
N'être personne pourrait être lu comme un échec, mais ce n'est pas le choix de Renaud Camus. Au contraire, n'être personne devient une qualité, la qualité même de l'écrivain et il convient donc d'en jouer : « Personne et moi nous confondrions écrit l'auteur » (3). Et plus loin : « Je suis réconcilié avec le vide des miroirs. » (4)
Cet écrivain qui (n')est personne, n'était-ce déjà pas lui qui se préfigurait dans l'obscurité kaléidoscopique des premiers paragraphes de la Recherche ?
Olivier Deprez,
Bruxelles, le 20 avril 2001.------------------------------------
1. Ne lisez pas ce livre !, page 123.
2. Idem, page 123..
3. idem, 1-3-8-3-1-1-2-1-4-04 , 1-3-8-3-1-1-2-1-4-05, 1-3-8-3-1-1-2-1-4-06,
1-3-8-3-1-1-2-1-4-07, 1-3-8-3-1-1-2-1-4-08, 1-3-8-3-1-1-2-1-4-09.4. Idem, 1-3-8-3-1-1-2-2-10-3-1-1.