Autour du Château, errance
Le motif du château dans Killalusimeno, de Renaud Camus, POL, 2001
Par  Olivier Deprez
 
Pour Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, en souvenir de son hospitalité : ces cheminements ...

 
 
 

L'écriture fascinante, proprement échevelée, de Killalusimeno, le deuxième volume de la publication sur papier de l'oeuvre abyssale et étourdissante des Vaisseaux brûlés (le site Internet de Renaud Camus) est traversée par des figures qui surdéterminent de nombreux sens possibles de lecture. Le livre (ne devrait-on pas écrire le Livre ?) s'ingénie à réfléchir la bibliothèque en son entier. Il pourrait donc sembler arbitraire et surtout réducteur de choisir de parler exclusivement du château en laissant sur le côté des thèmes tout aussi importants.

Trois raisons cependant autorisent un tel parti-pris.
 

Une première raison pour expliquer ce choix de lire Killalusimeno en partant d'un unique motif est, elle, inhérente au dispositif textuel. Le travail créatif du scripteur consiste en effet à mettre en liaison les noms, les phrases, les lieux, les êtres, etc. De ce fait, peu importe que l'on parte d'un point x ou y ; de toute manière, le jeu vertigineux des passages finira toujours par emmener le lecteur à circuler dans le livre entier, voire à en sortir et à se tourner vers sa propre bibliothèque où il pourra poursuivre s'il le désire la quête spirituelle des liaisons camusiennes.

Une raison extérieure au livre, et de ce point de vue accidentelle, subjective assurément, est mon goût assez vif pour ce motif. Ce plaisir à envisager le château en tant que tel s'est développé par la fréquentation active du livre Le Château de Franz Kafka. C'est ici que l'on passe de l'accessoire à l'essentiel étant donné que le texte camusien contient des incrustations de paragraphes tirés du roman de l'écrivain praguois.

Une troisième raison enfin tient à l'itinéraire de ce motif qui serait une métamorphose de l'image liée à l'enfance du parc telle qu'elle apparaît dans les premiers livres de Renaud Camus. Le parc se serait transmué en Château, motif plus adéquat à dire le retrait que le temps peu à peu impose à l'écrivain, retrait dont il note scrupuleusement l'avancée dans les derniers volumes de son journal.

La lecture que je propose du second volet de Vaisseaux brûlés est une lecture vagabonde, errante qui ne craint pas les détours ni les retours. Dans ce livre qui contient mille chemins, voire une infinité toute borgésienne, le lecteur ne peut pas mieux décider que de se perdre à son tour dans l'écheveau des degrés du sens. Passer les guets, traverser les ponts ambigus de la signification, tourner autour du Château, tel est l'objet de la lecture présente.
 

Les passages au demeurant sont rien moins qu'assurés tant ils dépendent de la connaissance littéraire qu'a ou n'a pas le lecteur. Il y a sans doute beaucoup de passages que je n'ai pu opérer. Qu'à cela ne tienne, je me suis égaré, et c'est tant mieux, je me suis perdu dans les spirales babéliennes du château camusien. Au cours de cette lecture errante et vagabonde, il m'est arrivé de reconnaître certains mots, certaines phrases. Et notamment des phrases de Franz Kafka. Les phrases m'ont appelé. Je me suis égaré dans l'écheveau étourdissant de la bathmologie, cette science hyperamphibologique des degrés de la signification du monde, des choses et de l'être.

Les inserts de la prose kafkaïenne sont l'un des niveaux de sens du mot "château" que l'écriture camusienne traverse. La logique de la diffraction et du rassemblement sémantique que Renaud Camus met en jeu lie la figure du château à un ensemble d'autres figures. Le château se décline en tour, en hutte, en ferme et chaque nouvelle figure apporte un visage de poète (Hölderlin), de philosophe (Heidegger), un pays (la Pologne), un site (Plieux). Ces figures, ces visages, ces sites, sont autant d'occasions de passer d'un degré de sens possible à un autre. Les ruptures, les antinomies créent une tension quasi dramatique (d'où la note sans doute du quatrième de couverture qui dit à propos du livre : "Un roman si l'on veut"). La figure errante et offensive du baron Ungern von Sternberg oppose ainsi au statisme défensif du château le dynamisme du nomadisme. L'échange qui a lieu symbolise en quelque sorte la logique scriptuaire qui magnifie la phrase et cependant impose une mobilité extrême à la lecture et ce faisant contraint la phrase à exister non pas pour elle-même et son génie propre mais l'oblige à résonner dans un ensemble, un domaine sémantique qui l'excède sans fin.

Le château est un avatar de la phrase au sens que prête à ce mot Robert
Misrahi que cite Renaud Camus (voir Killalusimeno 2-2-12-03-30) : « Nous appellerons château, cette présence ambiguë du lointain que produit par son propre dédoublement l'écriture. » La présente citation ouvre le sens du mot château en y projetant des connotations réfléchissantes. Le château est un palais des glaces. Le mot "château" devient ainsi le réceptacle de toutes les figures du livre. Le sens du mot "château" recouvre le sens du mot "miroir". Le château réfléchissant et divergent est l'image par excellence de l'écriture camusienne qui se plaît à accentuer sans fin l'ambiguïté de la signification des mots, c'est-à-dire à ouvrir le sens, à le démultiplier, à l'ériger, bref à construire la signification des noms et de la sorte créer sa langue étrangère selon le précepte proustien.
 

Cheminant vers le Château, la lecture rencontre la figure de l'étranger. Renaud Camus habite un château à Plieux dans le Gers (ne pas prononcer le "s" final), ce n'est un secret pour personne puisque son journal le mentionne à maintes reprises, en fait même l'un des thèmes majeurs de l'écriture des chroniques (voir Les Nuits de l'âme, Fayard, 2001). Le Gers se situe en Gascogne. Plus loin je dirai en quoi telle précision est loin d'être anecdotique.

Par le biais de la notion d'étranger, l'écriture camusienne procède à une critique radicale, profonde, de la notion d'auteur. Le scripteur se confondra bientôt avec l'étranger, celui qui erre. Etranger sur ses propres terres écrites. L'envahissement massif de la prose provenant d'autres livres suffit en effet à remettre en question l'originalité et la singularité du scripteur. L'insertion de citations non signalées par les guillemets habituellement de rigueur tend à rompre les limites officielles du domaine traditionnellement clôturé de la littérature. Ce stratagème n'en facilite pas moins le passage d'une phrase à l'autre. Les guillemets ont tendance à rompre, à délier le texte. L'absence de guillemets assure au texte au contraire une relative homogénéité, un liant, sans lequel il succomberait à la logique de la fragmentation qui le guette. Les guillemets sont aussi les battants de la fenêtre que constitue l'insert. Le guillemet peut donc se lire à la fois comme point de rupture et point de passage. Il délie le texte (au sens qu'un dessinateur donne à l'action de délier un trait, c'est-à-dire ouvrir le trait) et il le lie en accrochant la citation au reste du paragraphe. Chez Camus, le signe de ponctuation est ambivalent à l'instar du mot. Le Château introduit la figure de K., le personnage central du roman de Kafka. K. est un étranger qui arrive dans le domaine du comte West-West. Il est le symbole de l'errance. K. sera lié à O. de Ollier. La circularité de la lettre O. se confond avec les cercles que K. effectuent autour du Château inaccessible.
 
 

Le nom "étranger" permet un passage à un autre degré de sens. Le vocable "ger" se retrouve dans le nom du "pays" Gers, dans Ungern von Sternberg, dans Heidegger, etc. Un autre passage sur le thème de l'étranger propose un pont entre Gascogne et Pologne via le "Rabbi Aryeh Leib Alter de Ger en Pologne". Ce personnage au nom si bienvenu habite un village qui n'a laissé nulle trace sur la carte du pays dans aucun dictionnaire ni aucune encyclopédie. Le lieu, le nom, l'origine géographique de l'écriture et du scripteur, sont alors gagné par l'effacement du paysage produit par l'évocation de ce nulle part. L'idée qu'il existerait une solution de continuité entre l'écrivain est ce qu'il écrit est mise à mal. Il n'y a pas de solution de continuité même et surtout si l'écriture camusienne se propose d'en trouver une. Ecrire c'est se heurter à l'impossibilité, à l'indicible, c'est- à- dire trouver la forme heureuse et dicible de l'indicible. L'écriture est la liaison impossible. Le poète Celan dont le portrait apparaît dans les pages (voir 2-2-12-03-8-1) proclame par son nom la mission du livre. Les rapports de Martin Heidegger et de Paul Celan symbolisent à la fois la liaison et la difficulté de relier. En cet instant de la lecture qu'il me soit permis d'intégrer un plan supplémentaire aux degrés du sens qu'acquiert le mot "château" dans Killalusimeno. Je dois à Jan Baetens d'avoir appris que les néerlandophones traduisent le titre du roman de Franz Kafka par "Het slot". Ce faisant, ils sauvegardent le sens plus riche du mot allemand "das Schloss". En effet, le terme allemand désigne certes le bâtiment, l'édifice qu'est un château, mais il désigne également la fermeture de la serrure. Cette traduction plus ample, plus ambiguë, propose évidemment une lecture et une interprétation plus riche de la prose kafkaïenne. La lutte de K. pour ouvrir les portes du château prend une tout autre dimension. La lourdeur même de la symbolique attachée à la notion de château tend à disparaître. Une autre symbolique plus aérienne et plus littéraire émerge de la traduction flamande. Les efforts obstinés et incompréhensibles de K. pour accéder au Château peuvent à présent se lire comme un effort insensé pour ouvrir ce qui est fermé. La tâche de l'écrivain n'est-elle pas précisément d'ouvrir ce que le sens commun veut maintenir fermé. Montrer que le sens n'est pas une chose figée, déterminée une fois pour toute, tel est le combat auquel se livrait Kafka et continue à se livrer Renaud Camus.
 

Ainsi le Gers est-il en tant que nom le site de l'errance absolue. Gers contient "j'erre". Camus n'a-t-il pas écrit qu'il se sentirait toujours un étranger dans le Gers ? L'errance s'inscrit au coeur même de la notion de château chez Camus. Emblématique est ce passage : « Heidegger lui-même, du reste, a contredit avec bonheur le culte de l'enracinement ; dans les plus grandes pages de son oeuvre il a enseigné que le "dépaysement est un mode fondamental de l'être-au-monde'', que sans se désorienter ni se perdre, sans errer par des sentiers qui disparaissent en plein bois on ne reçoit pas d'appel, il n'est pas possible d'écouter la parole authentique de l'Etre. » La fermeture des guillemets est de moi puisqu'en effet nulle fermeture de guillemets ne clôt la citation dans le texte camusien. Le contenu rejoint donc la forme. Le thème du dépaysement est signalé par la mise en abyme de la citation dans la citation. Le lecteur passe une première frontière que constitue l'ouverture des guillemets et traverse ensuite un second barrage guillemeté : le fragment consacré à Heidegger. Les noms de pays sont aussi les pays des noms. Les noms tout court sont les pays que le lecteur traverse, où il erre pour mieux dire.

Le thème de la perte et de l'errance est quant à lui indiqué par l'absence de guillemets de clôture du premier insert. La page suivante approfondit cet échange de l'enracinement et de l'errance en pratiquant le même refus de la fermeture des guillemets. La citation précise que le philosophe allemand est plus proche de l'auteur praguois qui « pousse à s'aventurer dans le désert, toujours plus loin de la terre promise. » Encore une fois il faut souligner cette tension entre l'immobilité traduite par la figure statique du château et la mobilité extraordinaire du sens de ce nom. Telle tension caractérise la prose camusienne et décloisonne le sens commun. Les mots sont des châteaux et Renaud Camus en ouvre les fenêtres. Dans la tour-bibliothèque de Plieux, l'Aleph a élu son domicile.
 
 

Olivier Deprez
Tournetot, le pays des Châteaux, Normandie, ascension 2001.