Description d'un combat
Notes sur Derniers Jours, journal 1997,
de Renaud Camus, Fayard, 2002,
Par Olivier Deprez
 
 
 
 

Il faut économiser le mépris...


Qu'est-ce qu'être aujourd'hui un écrivain français? Un écrivain qui de surcroît se retire de Paris et s'installe en province dans un château pour y vivre et pour y créer un lieu propice à la présentation de l'art? Un écrivain donc qui est aussi un esthète éclairé et qui souhaite partager ses goûts avec les autres en organisant des festivals, des expositions, des rencontres littéraires? Un écrivain qui "brûle ses vaisseaux" et qui cherche l'impossible liaison des pages et d'un paysage? Un écrivain enfin qui est quelqu'un à force de n'être personne? Ou qui n'est quelqu'un qu'à force d'être personne...
 

Voilà ce dont témoigne le Journal de Renaud Camus pour l'année 1997, Derniers Jours, paru récemment chez Fayard.
 

En tant que lecteur de Renaud Camus, l'on ne peut être qu'impressionné par le dépouillement qui va croissant de la langue du Journal. Que l'on compare un instant la prose du Journal Romain avec la prose des derniers volumes du diariste, l'on verra un changement stylistique flagrant. Comme si l'architecture belle, nue et austère du château de Plieux avait envahi progressivement la prose pour donner aux paragraphes cette allure retirée, lointaine, perdue, énigmatique.
 

Inversement, c'est le site de Plieux, c'est la ville de Lectoure et l'abbaye de Flaran qui sont introduits par les phrases dans la géographie rêveuse de la littérature. Duino pour Rilke, Turin pour Nietzsche, le Neckar d'Hölderlin..., les lieux ont une âme littéraire; la littérature métamorphose les sites en leur faisant gagner un plan supérieur dans l'échelle de nos représentations. Le sujet s'éloigne, mais les choses se rapprochent. Ou encore, l'écriture isole et rend proche tout à la fois. Ou encore, c'est l'absence qui creuse les vides de la présence. Ou encore, plus l'oeuvre s'étoffe et plus l'auteur se retire parce que c'est le mouvement naturel du monde des lettres. C'est le nom qui reste quand tout est passé. Le nom de Renaud Camus est ainsi indéfectiblement lié au château de Plieux, à Lectoure, à Flaran et au Gers.

N'y a-t-il donc pas quelque chose de Pétrarque dans cette façon qu'à Renaud Camus de se retirer du monde ? Plus profondément, une autre question se pose, un tel mouvement n'est-il pas la seule posture raisonnable qu'un écrivain puisse adopter dans la situation éditoriale actuelle? N'est-il pas venu le temps de la discrétion? Le retrait n'est-il pas le meilleur moyen de recouvrer la liberté d'écrire? L'écart entre soi et le monde n'est-il pas devenu le garant nécessaire de la tranquillité pour qui fait le voeu d'écrire? Proust ne l'a-t-il pas dit à maintes reprises : fuyez le monde vous qui désirez écrire votre oeuvre?

Alors, être un écrivain français aujourd'hui ce serait se retirer du monde? La photographie de la couverture invite à interpréter en tout cas la situation de l'écrivain en termes d'isolement. Si isolement il y a, il faut cependant le bémoliser. Le retrait n'est pas une retraite. Ce serait plutôt la version chinoise de l'attaque, se retirer pour laisser l'ennemi s'engouffrer dans le pays et y épuiser ses forces. N'est-ce pas de cette façon que la parole outrecuidante des adversaires de Renaud Camus pour la malheureuse affaire s'en est allée s'épuiser sur les pages virtuelles du site de l'auteur? Là, au vu et au su de tous, la vilaine parole sans origine de la rumeur a perdu sa virulence par l'accueil même que lui fit l'écrivain. Si retrait il y a, c'est donc pour mieux accueillir l'hôte, quelle que soit son origine précisément.

Approfondissons cette notion de retrait. La situation réelle que Renaud Camus décrit dans son livre pourrait très bien incarner la catégorie heideggerienne de l'alèthéia.  L'une des traductions possibles de cette notion de la philosophie présocratique repensée par Heidegger est en effet "l'être à découvert", le "non-caché" ou encore la "non-latence", le "non-voilé". Or le projet du Journal se constitue précisément sur le contrat de la vérité comme dévoilement, mais un dévoilement sans retraite possible, sans latence, sans non-dit.

L'écrivain s'attache à remplir ce contrat, il écrit tout, il se met positivement à découvert, sans nul retrait possible. Il transcrit les codes de ses cartes bancaires, il narre ses déboires amoureux, ses plaisirs, ses désirs, etc. Depuis les premiers volumes, le Journal a évolué ainsi d'une écriture du témoignage, de la volonté d'écrire un guide Michelin amélioré, ce fut l'admirable Journal Romain, vers une écriture de plus en plus risquée et périlleuse inspirée par le souci de dire la vérité vraie de la vie. Renaud Camus ne se la joue pas, plus que quiconque il est prompt à se défaire de ses illusions. Critique, très critique même, il l'est d'abord vis-à-vis de lui-même.

D'autre part, l'on sait la passion de Renaud Camus pour les liaisons. Qu'elles soient amoureuses ou littéraires. Rien ne peut mieux retenir l'attention de l'écrivain que le jeu des liens qu'ils soient familiaux, historiques, etc. Or, envisageant l'image de couverture, l'on songe à cette très belle et très étrange page du Château quand K. tournant et contournant les ruelles vides et neigeuses se sent soudain observé par cela même qu'il recherche. Comme dans le roman de Franz Kafka, au-delà des fenêtres sombres de Plieux, l'on sent un regard qui se pose sur soi. Comme l'on dit, on se sent "interpellé". Moi plus qu'aucun autre lecteur, moi qui me demande si ce point de vue n'est pas le point de vue de celui «qu'on voit beaucoup tourner sous Le Château, avec son ami K.»  Cette remarque, pour paranoïaque qu'elle  puisse paraître, n'en dit pas moins quelque chose d'éminemment moderne. Le livre fabrique ses lecteurs, du moins pour parler en termes moins fantastiques, le livre fabrique la relation du livre et du lecteur, cet article n'en est-il pas la preuve? Lire et écrire sont des activités qui finissent toujours par se rejoindre et se confondre. On ne lit que par le souci d'écrire, dans le cas contraire, je ne vois vraiment pas pourquoi il faudrait perdre son temps à lire. Si lire n'est pas écrire, jetez vos livres au feu de la vie.

À un autre degré des spires, l'on notera le souci camusien de relier les livres entre eux, et donc de constituer une oeuvre. Car au-delà de mon interprétation par trop subjective de lecteur singularisé par le jeu de la dédicace, il faut remarquer que le cadrage de la photographie de couverture pourrait très bien correspondre au point de vue qu'ont sur le château les personnages de la dédicace du livre Les Nuits de l'âme. Tournant autour du Château, il ne peuvent que l'apercevoir en contre plongée. Toujours dans le registre de la liaison, la citation qui orne la page de garde de Derniers jours est précisément une ritournelle de Est-ce que tu me souviens? Renaud Camus n'aime-t-il pas citer son père disant de quelque chose "c'est tout un". Cette expression paternelle dit bien le souci de faire de ce tout qu'est la masse des écrits camusiens un ensemble relié, cohérent et raisonnant.

Pour revenir à la question qui ouvre cet article et tenter d'y répondre, l'on dira que pour Renaud Camus écrire et vivre, idéalement, c'est tout un. Or pour donner une consistance à cette exigence, à ce désir, il faut affronter le monde, son administration et ses administrés. Derniers Jours pourrait d'une certaine manière sembler tout droit surgi de cette phrase de Franz Kafka qui dit «Dans ton combat avec le monde, seconde le monde». Renaud Camus, à son niveau d'écrivain artiste a secondé plus d'une fois le monde. Car si tout donne à penser que Renaud Camus s'éloigne, se retire, tout montre dans son Journal qu'il n'aspire qu'à aider le monde. Aider le monde à paraître moins laid que ce qu'il est. Sauver les formes, ce n'est pas rien et c'est sans doute l'essentiel. Non seulement les sauver mais essayer désespérément de les montrer, de les faire apprécier. Quel village pourrait s'enorgueillir d'avoir accueilli Boltanski, Kounellis, une rétrospective Miró? Quel village pourrait s'enorgueillir d'avoir abrité une collection prestigieuse d'art moderne et contemporain? C'est moins l'écrivain qui par son existence constitue son étrangeté que, par hostilité aux formes, le monde lui-même. En d'autres termes, l'étrangeté n'est pas l'expression ni le fait de l'écrivain, elle n'est que la résultante d'une attitude du monde qui le rejette.

Si donc le Journal  témoignait jamais d'un combat, d'une défaite, d'une retraite, d'un échec en somme, il le ferait sur un mode probe. Le mode même de la meilleure littérature.
 
 

Olivier Deprez
mai 2002 Bruxelles.