Vaghe
stelle dell'Orsa, io non credea
Tornare ancor per uso a contemplarvi
Sul paterno giardino scintillanti,
E ragionar con voi dalle finestre
Di questo albergo ove abitai fanciullo,
E delle gioie mie vidi la fine.
Cette page est consacrée à une citation de
Rilke récurrente dans l’œuvre de Renaud Camus. Il est
évident que ce
qu’évoque cette citation et les nombreux échos qu’elle
suscite dans
l’œuvre de notre auteur dépassent de beaucoup le cadre de ce
petit
article. Il ne s’agit ici pour nous que de fournir quelques
références
et de suggérer quelques pistes de réflexion.
On comprendra aisément
l’importance de la citation dont il est ici question en lisant ce
passage d’un entretien
accordé en 1999 à la revue Génésis :
G. : Vous avez
souvent évoqué l'idée de perte, avec ses liens
à la mémoire, à la
possession, à la vie aussi... J'aimerais en savoir davantage sur
le
rapport entre désir et perte, par exemple... Mais, peut
être, ne
suis-je pas très clair sur ce sujet ?
R. C. : Vous auriez bien tort d'être très clair car
ce ne l'est pas –
pas dans mon esprit en tout cas, quoique ce soit tout à fait
central,
en effet, confusément central. Un centre obscur. D'ailleurs je
ne suis
très clair sur rien, parce que je ne suis pas conceptuellement
très...
puissant (rires), ni très bien charpenté et bien
constitué dans le
domaine de la pensée. Mais au fond tout ce que j'ai pu
écrire ne fait
que tourner autour de cette faiblesse. Par exemple, la façon
dont P.A.
est construit, quand je dis que c'est homomorphe à une
réalité du
fonctionnement de mon "intelligence", c'est à des choses comme
cela que
je fais allusion. Et peut-être que c'est justement la perte, la
perte
de sens, du sens, c'est-à-dire ce trou au milieu d'une phrase,
tout
d'un coup, ce gouffre qui s'ouvre, cet abyme...
(…) Donc cette histoire de perte, en effet, est extrêmement
récurrente
dans ce que j'ai pu écrire, on en revient toujours à
elle. Je crois
absolument qu'on écrit à cause d'un rapport fondamental
à la perte.
D’ailleurs, biographiquement, dans mon cas, c'est gros comme une maison
(rires) : ne serait-ce que la perte d'une maison, justement, qui a
été
déterminante pour moi. Il y avait une sorte de jardin d'Eden,
dont je
me suis trouvé chassé, à douze ou treize ans. Cet
épisode a joué un
rôle déterminant, j'en suis sûr. Aux Etats-Unis
toute la littérature du
Sud, à commencer par Faulkner, mais Carson McCullers aussi bien,
Eudorah Welty, tous ces gens-là, tout cela est lié
à la perte, la perte
d'une civilisation bien sûr, d'une conception du monde. On n'en
finirait pas de faire la liste des livres qui sont liés à
la perte d'un
monde, à la perte d'un langage aussi, d'une langue, d'un jardin,
d'un
amour, de la jeunesse, que sais-je ? Cela dit, la phrase la plus
pertinente sur la question, et que j'ai citée
exagérément, c'est celle
de Rilke qui définit la perte comme ce qui consacre absolument
et
définitivement la possession. Je l'ai rapportée cent
fois, mais quand
j'ai besoin d'elle elle m'échappe…
La citation de Rilke que Renaud
Camus évoque dans cet entretien est la suivante :
Trouver. Perdre.
Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c'est
que la perte? Ce
n'est pas tout simplement la négation de cet instant
généreux qui vint
combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car
entre cet
instant et la perte il y a toujours ce qu'on appelle –
assez
maladroitement, j'en conviens – la possession.
Or, la perte, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la
possession, elle la termine, si vous voulez; elle l'affirme ; au
fond
ce n'est qu'une seconde acquisition, toute intérieure cette fois
et
autrement intense.
Ces phrases sont extraites de la préface
écrite par Rilke pour Mitsou,
un recueil de dessins
publié par Balthus en 1921 (il avait alors douze ans). Il n’est
peut-être pas inutile de rappeler ici le contexte dans lequel
elles
s’inscrivent (nous empruntons ces explications au texte de
présentation
de Mitsou, paru aux éditions Rivages) :
Baladine
Klossowska, peintre, élève de Pierre Bonnard, a
été l'amie intime et
l'amante de Rilke à partir de 1919. Elle était
mariée avec le peintre
et historien d'art d'origine polonais, Erich Klossowski de Rola et
elle avait deux fils : l'aîné, Pierre
Klossowki (1905 - 2001) devint célèbre comme
dessinateur, essayiste et
traducteur. Le second fils, Balthasar (1908 - 2001), se fera
connaître
comme peintre sous le nom de Balthus.
A douze ans, Balthus publie à Zurich ses premiers dessins, un
recueil
de quarante images intitulé Mitsou (c'est le nom d'un chat qu'il
avait
trouvé et ensuite perdu) : quarante images d'un chat,
préfacé par
Rilke. Mitsou, c'est le premier d'une longue série de chats dans
les
tableaux et dans la vie de Balthus. A tous il donnera le nom de Mitsou.
On remarquera au passage que cette
réflexion a pour point de départ la perte d’un
chat ; or, elle fait
écho chez Renaud Camus à l’évocation de la perte
de sa chienne Vania,
qui reste l’un de ses souvenirs d’enfance les plus marquants, comme en
témoigne cet extrait du Journal d’un voyage en France,
pages 93 et 94 :
Voisine est la
tombe de Vania, ma chienne bien aimée. Sa mort a
été la plus grande
douleur de mon enfance. Depuis des mois, je la savais prochaine. Je
faisais moi-même, tous les jours, des piqûres à la
pauvre bête, qui
gémissait doucement. Je me réjouissais presque d’aller en
classe, à
cette époque, pour m’éloigner un moment du champ clos
d’un drame
imminent, inéluctable. Pourtant, j’avais passé avec le
Ciel un contrat.
Neuf neuvaines achetaient à Vania une semaine de vie. Mais il ne
suffisait pas de réciter les paroles des pater et des ave, il
fallait
en comprendre, au sens le plus fort, en habiter chacune à chaque
fois.
Je passais mes nuits en prières, à genoux, dans une
concentration
fébrile. Quand Vania est morte, je n’ai pas perdu la foi mais ma
confiance en Dieu. Je n’ai pas su retrouver avec certitude,
là-haut, le
coin de terre que mon père avait creusé pour elle.
On retrouve aussi Vania au
début d’Echange (de Denis Duparc), et son souvenir est
associé à celui de la maison perdue :
Il y eut d’abord
le parc. Et ainsi la littérature, car nous ne parlions jamais
entre
nous que du jardin. Et c’est bien du jardin qu’il s’agissait, ma
dernière visite là-bas, lors de l’enterrement de ma
grand-mère, me l’a
assez montré. Mais je me souviens très bien de mon
premier usage de
l’autre mot, le plus relevé , l’un de ces dimanches où
mon père et moi
partions à pied avec les chiens, et marchions tout
l’après-midi, par
tous les temps, sur les collines, derrière la maison.
Les chiens, c’était surtout Vania, ma chienne blanche et
dorée, suivie d’éventuels prétendants et de ses
rejetons du moment …
C’est dans ce passage de Vaisseaux
brûlés que Renaud Camus lie de la façon la plus
explicite l’évocation de ce souvenir d’enfance et la phrase de
Rilke :
950-22. Cette
maison et son parc, son balcon d'où pendait une lourde glycine,
sa
terrasse, ses bassins, ses cèdres, son petit bosquet de bambous,
seraient parés par la mémoire, non sans
exagération, après qu'ils
auront été perdus, de toutes les séductions d'un
jardin d'Eden. A vrai
dire ils étaient de l'essence de la perte, déjà,
avant même qu'il ait
fallu les quitter.
950-23. Ma
grand-mère, poussée par le besoin, en avait
décidé la vente plusieurs
années avant que des acheteurs ne se décident. Bien
d'autres s'étaient
présentés, entre temps. Personne ne voulait les recevoir.
C'était à moi
qu'il incombait de présenter les lieux : j'y mettais,
à leur égard, un
mélange intenable de fierté et de dénigrement,
destiné à décourager,
chez les visiteurs, toute velléité d'acquisition, tout en
leur
instillant la plus haute idée de ce qu'ils ne
posséderaient jamais.
Cependant le danger se rapprochait sans cesse, et j'ai vécu
toute mon
enfance dans un sentiment de derniers jours. Avant même
d'être
consommée, la perte était inscrite entre les murs du
parc, frémissante
entre les branches, suspendue dans l'air, sous le tilleul.
950-24. La perte
était de la substance même de ce parc, qui d'ailleurs
n'était plus un
parc, mais tout juste un jardin. Dès longtemps avant ma
naissance, il
avait été rétréci de toute part. Chaque
crise financière, l'une après
l'autre, l'avait dépouillé de l'une de ses parties, de sa
façade sur
l'avenue, de ses communs, de son potager, des plus touffues de ses
profondeurs. Il était tout ce qui nous restait, et nous allions
devoir
le quitter.
950-25. « Or la
perte, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la
possession :
elle la termine, si vous voulez, elle l'affirme. »
950-26. C'est du
moins là ce qu'écrit Rilke, et ce dont la
littérature voudrait nous
persuader; ou peut-être ce dont nous souhaiterions, plutôt,
que la
littérature nous persuade.
950-27. Ses liens
avec la perte sont évidents. On écrit pour regagner la
maison perdue,
pour rentrer dans le ventre de sa mère, pour retrouver le jardin
d'Eden. On écrit pour que la perte ne soit pas tout à
fait la perte,
moins que la perte, plus que la perte. On écrit afin de
s'assurer, sur
ce qui est perdu à jamais, la maîtrise la plus absolue.
950-28. C'est une
activité très conservatrice, que d'écrire – conservatoire ;
et même réactionnaire, car plus encore que de sauver ce
qui peut
l'être, c'est de revenir à ce qui n'est plus, qu'il s'agit
pour elle, à
tout ce qui ne peut plus être.
950-29. La littérature
est le grand non serviam.
C'est une activité luciférienne. Elle refuse de se
soumettre à l'ordre
naturel, économique et logique des choses, et d'abord à
ce qui est
prévu pour elle, c'est-à-dire qu'elle n'existe pas, ou
plus.
Cette vision de la
littérature comme activité conservatrice et conservatoire
était déjà présente dans Roman Furieux,
comme en témoigne ce passage, qui évoque le moment
où Roman
et Diane,
le jeune couple « tombé du siècle »
de souverains en exil de la Caronie, s’installent en Auvergne, à
Royat, dans la villa Les
Garnaudes.
Il est souvent question dans ce chapitre (pages 73 à 90) des
propriétaires de la villa, les C., qui « ont
été contraints de renoncer
tour à tour à la plus grande partie de leurs
possessions », et qui,
pour céder la place à leurs locataires, se sont
installés dans un
pavillon non loin du domaine. Voici ce que le narrateur dit de cette
famille :
Si la littérature
est trace, inscription, défi lancé contre le temps,
est-ce qu’elle
n’est pas d’emblée, et par définition,
conservatrice ? Or nous avons,
ils ont, ce domaine en peau de chagrin, cette maison dont la possible
perte doit être un cauchemar, et peut-être le sentiment
plus ou moins
confus, détesté, rejeté, que l’avenir appartient
à d’autres. Demain
n’aimera pas ces gens-là, qui ne veulent pas de lui. Il leur
fera payer
cher la méfiance qu’ils témoignent à son endroit.
Tout ce qu’ils
aperçoivent du présent, déjà, les
inquiète ou les dégoûte : l’insolence
des épiciers qui refusent le crédit et même
réclament leur dû, les
vilaines petites villas neuves qui souillent les flancs de la montagne,
les excès de l’épuration, la vulgarité et la
laideur de la plupart des
nouveaux curistes, depuis la Libération :
« Ce n’est pas le vrai Royat que vous voyez, vous comprenez.
Ça n’a
rien à voir, rien à voir. Et c’est la même chose
pour le Mont-Dore,
pour Châtel-Guyon, pour Vichy bien sûr. Avant la guerre
c’était un
autre monde, complètement, dont il ne reste rien, rien. Les cinq
continents défilaient là, c’était très
amusant, très gai, ce n’était
pas la peine de voyager. Il y avait des femmes élégantes,
de jolies
toilettes, des maharadjahs, des Cubains qui arrivaient avec quarante
domestiques, des Anglais, des Grands d’Espagne, des spectacles, de
beaux concerts, le concours hippique, des conférences
passionnantes,
des peintres, des actrices… Charlane, au-dessus de La Bourboule,
l’été,
à l’époque de notre mariage, c’était une
féerie ! Déjà ça avait un peu
diminué avant la guerre, dans les dernières
années, on sentait bien
venir quelque chose. Mais maintenant…»
(…)
De toute façon, le roman que pourrait inspirer cette famille
renverrait, transposés dans le genre bourgeois, aux mêmes
thèmes que la
tragédie dont M. l’historiographe du Roi a pour haute mission de
retracer les étapes : la perte ou sa menace, donc, le
naufrage de tout
ce que l’on aime, de tout ce que l’on connaît, de tout ce que
l’on a
cru et peut-être de tout ce que l’on est, renvoyés chacun
dans les
abîmes du périmé, les limbes du désuet, de
l’incompréhensible et même
du ridicule. Du rivage, on croit assister au drame, et c’est
nous-mêmes
qui nous faisons des signes désespérés, c’est
notre chair qui sombre,
notre intelligence que secouent les vagues, notre personne qui
déjà
n’est plus qu’une imbécile écume, sur la mer
calmée qui nous digère. Où
sont tes orgues, pauvre Nemo, ta vengeance, tes lieues ?
Un roi, une reine, une cour fantomatique, un gouvernement de rien, des
ministres de la mort, des noms que tout un peuple apprend à
oublier :
sans doute sont-ce là plus d’archaïsmes, et plus criants,
que n’en
présente la vie aux Garnaudes.
Mais Louis et Marie-Antoinette font assez bien figure de souverains
attardés dans un royaume qui part en lambeaux, et toute leur
famille
était prête à s’identifier dans la rêverie,
au moins, dans
l’inquiétude, dans le deuil et l’envie, aux
réfugiés d’un grand domaine
englouti, fût-il même un État. Ils voient leurs
hôtes comme sortis de
leurs livres, ou les invitant à les y rejoindre ; plus
malheureux
qu’eux, mais plus nets de contour ; plus clairement
eux-mêmes,
grossissant miroir, qu’ils ne savaient se voir.
On peut également remarquer
que
Jean-Renaud, le plus jeune des enfants de Louis et Marie-Antoinette C.,
apparaît à plusieurs reprises dans ce chapitre de Roman
Furieux.
On y retrouve même la chienne Vania, dont les espiègleries
l'amusent :
« Le petit garçon, du « parc »
de bois, carré, où il jouait à l’ombre,
applaudissait à tout rompre, au comble de l’enchantement.
Abandonnant
les lignes qu’il traçait éternellement sur le sol, comme
s’il dressait
en soliloquant les cartes de pays imaginaires, il s’était
traîné
jusqu’aux barreaux qui l’enserraient, et il riait à gorge
déployée. »
Un peu plus loin, il écoute de la musique, « sagement
assis en tailleur
sur le tapis, au pied du piano, fasciné, serrant sa chienne par
le cou.
(…) La lourde odeur des glycines entre par la fenêtre ouverte,
que
leurs grappes mauves et leurs feuilles obscurcissent. »
Dans l’abécédaire d’Etc.,
la même idée est reprise dans l’article Perte :
La littérature
comme liée à la perte (des êtres, des maisons, des
civilisations, de
l’amour, de la jeunesse, des idées, du sens). Faulkner, le Sud,
Chateaubriand, Proust, Cavafy, les écrivains de l’exil. Vente de
la
maison familiale et de son parc (il y a treize ans) :
chassés du jardin
d’Eden ? Réappropriation fantasmatique par les mots. Echange
(Denis du Parc) : « Or,
la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la
possession ; elle la termine, si vous voulez, elle
l’affirme. » (Rilke, cité en exergue à la
septième des Elégies pour quelques uns, (Prosopopée
de l’Absence).
On peut également citer cet
extrait de L’Elégie de Chamalières :
Est-ce donc une si bonne
école de la perte, Chamalières ?
Quelle douleur la nôtre, pourtant, quand nous avons dû
quitter –
j’avais treize ans – notre maison de famille, où mon
grand-père était
mort, où ma mère avait passé toute sa vie
jusqu’alors, où j’étais né !
Cette maison, par je ne sais quel miracle, quelle distraction des
promoteurs et des dieux, existe encore. Il semblerait qu’elle soit
à
vendre, de nouveau. Mais comment pourrions-nous la racheter, alors que
nous n’avons pas un maravédis ? L’ambition de ma
mère n’est pas tant de
la reconquérir, d’ailleurs – ou du moins s’efforce-t-elle de
rebuter
une espérance aussi démesurée – que
d’empêcher qu’elle ne soit
détruite, abattus ses arbres, rasés les murs de son
jardin ; et que ne
s’élèvent à son emplacement, comme
déjà tout autour d’elle, la cachant,
l’enserrant, lui ravissant toute vue, de grands immeubles dont chaque
porte, chaque fenêtre, chaque escalier proclameront avec
négligence
qu’ils ont tout oublié d’elle, tout de nous. Nous sommes
déjà résignés
à la perte, que nous ont rabâchée des lustres, de
tout leur méchant bon
sens opiniâtre ; pas tout à fait encore à
l’effacement. Ne pas
posséder, soit ; mais faut-il que soient
éradiquées jusqu’aux traces ?
Ce parc étroit qui survit, faut-il qu’il disparaisse
aussi ? Cette terrasse abandonnée, d’où les femmes
jadis, se penchaient pour des appels qu’étouffaient par avance
les
années, par-dessus les volutes et les lys renversés de la
rampe de
fonte, ou bien scrutaient le ciel entre les branches du grand
cèdre, la
main plate au-dessus des yeux, en des gestes qui s’ébauchant
à peine
n’étaient déjà, dans l’empressement vers
l’immobilité, que des
souvenirs, est-il inévitable qu’elle soit
renversée ? Crevés ces toits,
défoncées ces cloisons, dispersées jusqu’à
ses fondations, et jusqu’à
cette eau noire, mystérieuse, étale, d’où venue,
qui gisait dans la
cave, sous trois marches glissantes, et qui se promettait
peut-être, en
son silence bourdonnant, de nous noyer pour jamais dans son encre tapie
(et peut-être l’a-t-elle fait) ?
Si nous souhaitons n’être personne
devons-nous commencer par n’être de nulle part
?
C’est bien ce que paraît murmurer Chamalières, sous la
contrainte ;
tandis que docile elle se fond dans la similitude insidieuse du monde.
Ce passage est d’une grande
richesse : les derniers mots évoquent bien sûr des
thèmes qui seront abordés dans Du Sens, autour
de la discussion de la formule de Segalen « Le divers
décroît. » ; mais on peut aussi y
retrouver des échos du Giardino
dei Finzi-Contini, si présent dans Passage, ou des
premières
images du Guépard,
avec ces plans fixes sur l’allée centrale du parc de la villa
des
Salina, les statues mutilées, la terrasse… Nous ne sommes pas
non plus
éloignés, dans la forme comme dans le fond, de la
séquence du Stagno
Lombardo de Prima
della Rivoluzione, que Renaud Camus aime particulièrement.
On retrouve enfin la citation de
Rilke dans Vigiles (entrée du 24 septembre 1987). Son
évocation coïncide cette fois-ci avec la fin du
séjour de l’auteur à la Villa
Médicis, et elle permet d’éclairer de façon
très suggestive le projet littéraire (et existentiel) du Journal
:
M., avec son sûr
instinct aux aguets pour toutes les bonnes occasions de malheur,
voudrait à tout prix que je sois désespéré
de quitter cette
maison,
cette chambre. De ne l’être pas, les raisons que je lui donne ne
sauraient emporter sa conviction : j’ai toujours su que je devais
partir d’ici à telle date, je ne regrette pas de quitter Rome,
je suis content de retrouver Paris et mes amis. Je pourrais même,
éventuellement, citer Rilke,
une fois de plus : « La perte, toute cruelle qu’elle
soit, ne peut rien contre la possession, elle l’achève, etc. »
Mais le vrai motif – outre un manque de vocation pour la
tragédie – de
mon défaut de profonde affliction, comment pourrais-je lui en
faire
comprendre la nature ? Le vrai motif est du côté de
l’écriture. Cette
chambre, cette maison, ce jardin, ils sont écrits pour
moi
désormais. Oh ! pour moi seul, c’est à craindre, et
pas pour la
postérité. Mais c’est déjà beaucoup. La
possession et la perte ne sont
pas contradictoires, elles sont égales, pour la plume sur le
papier.
(…) L’écriture, comme la perte sa semblable, sa sœur,
achève la
possession, la consacre, la solennise. Je dirais même qu’elle
l’institue. Pour le graphomane, n’est vrai que ce qui est écrit,
n’est
perdu que ce qui n’est pas noté.