Ed
ecco si leva e scompare
Il vento: ecco torna dal mare
Ed ecco sentiamo ansimare
Il cuore che ci amò di più !
On pense beaucoup à Dante en
lisant L’Inauguration de la salle des Vents ; la Divine Comédie est
bien sûr systématiquement évoquée dans les
paragraphes traitant du sixième thème (consacré
à l’œuvre de Jean-Paul Marcheschi,
la
carte des Vents),
mais les échos du poème de Dante sont nombreux dans
l’ensemble de
l’œuvre. Le but de cet article est de suggérer quelques pistes
qui
intéresseront peut-être les lecteurs de ce roman
magnifique de Renaud
Camus.
La Chute
Le thème est
évidemment central dans L'Inauguration : chute de
X d’un balcon du château (huitième thème), le
chien Hapax tombé en catalepsie (septième
thème), la chute du Soleil au solstice d’été, mais
aussi le
kouros tombé à Naxos (un des éléments
du deuxième thème). Dans le poème de Dante, la
forme de l’Enfer est creusée par la chute de Lucifer, l’ange
rebelle qui tombe des cieux
et va se ficher tout en bas, au centre de la terre (cf. Inferno,
canto XXXIV : « Da questa parte cadde giù dal
cielo » (C’est de
ce côté qu’il tomba du ciel ; toutes les
citations en français reprennent la traduction de Jacqueline
Risset)). Dans les premiers chants de l’Enfer, Dante
chute à plusieurs reprises, sous l’effet de la peur (Inf, III :
« e caddi come l’uom cui sonno piglia » (et je
tombai comme celui qui succombe au sommeil )) ou de l’émotion (Inf,
V : le poète ici est submergé par la force de
l’amour de Paolo et
Francesca ; seul l’évanouissement peut mettre fin à
l’émotion qui
s’empare de lui : « io venni men cosi com’io morisse. /
E caddi come
corpo morto cade » (je m’évanouis comme si je
mourais ; / et je tombai
comme tombe un corps mort)).
Dans son voyage dans l’au-delà, Dante
est sans cesse encombré de son corps, un corps qui pèse,
qui fait de
l’ombre, qui respire, perpétuel étonnement pour les
ombres qu’il
croise. Comme le montre magistralement Jacqueline Risset dans son essai
Dante écrivain, « cette présence
d’un corps lourd et opaque
est source de trouble, d’impuissance, de fatigue » ;
elle conduit au
« smarrimento » (la confusion,
l’égarement, le désarroi) et à la
nécessité de la présence rassurante d’un guide
(Virgile). Cet
égarement, cette maladresse, ce
« smarrimento », il me semble qu’on les retrouve
parfois chez le narrateur de L'Inauguration,
et plus particulièrement dans les paragraphes qui utilisent le
quatrième style, « sans ponctuation ». On
a l’impression dans ces longs
passages que le narrateur est débordé par une
émotion qu’il ne parvient
plus à contrôler (« les mots me
faillent »), qui le suffoque, le
déborde, et qui s’exprime par des fragments de phrases, des
répétitions
incantatoires, des mots tronqués (le paragraphe 92, « embrasement
général »,
est particulièrement remarquable par son intensité et son
extraordinaire pouvoir d’évocation ; tous les thèmes
s’y rejoignent de
façon magistrale dans la lumière rougeoyante du solstice
d’été).
On peut également penser que la nécessité de
contrôler et de canaliser
l’émotion et le trouble est l’une des raisons du choix d’une
structure
rigoureuse et contraignante (dans La Divine Comédie :
un prologue puis trois parties, chacune étant composée de
trente-trois
chants, construits en une suite de tercets en tierce rime ; dans L'Inauguration :
douze
lignes de récit, onze
styles, 12 fois 11, puis 11 fois 12 : 264 paragraphes). On
remarquera que la structure de L'Inauguration
est circulaire, sans début ni fin, et l’on sait d’autre part
l’importance des cercles dans le poème de Dante (Jacqueline
Risset
remarque avec pertinence que c’est à Lucques,
« dans cette ville vivante et toute formée de cercles
concentriques » que Dante a composé les trente-quatre
chants de l’Enfer).
Les Vents
On trouvera ici quelques
éléments de réponse à la question
posée dans le paragraphe 138 de L'Inauguration :
« Les Vents sont-ils eux-mêmes une
référence à Dante, et si tel est
bien le cas, quels sont exactement les vers, ou les passages, qui
jouent en l’occurrence un rôle
déterminant ? »
C’est dans l’Enfer,
et plus précisément dans les premiers chants, que le vent
est le plus
présent. On remarquera aussi que la présence du vent est
souvent liée
dans l’Enfer aux moments de trouble, de
« smarrimento » éprouvés par Dante.
Dans le chant
III, au moment où il faut traverser
l’onde noire de l’Achéron, il se produit un tremblement de
terre accompagné d’un
éclair et d’un vent si violent que Dante va perdre
connaissance :
Finito questo, la buia campagna
tremò si forte, che de lo spavento
la mente di sudore ancor mi bagna.
La terra lagrimosa diede vento,
che balenò una luce vermiglia
a qual mi vinse ciascun sentimento ;
e caddi come l’uom cui sonno piglia
(Quand il eut achevé, la
campagne noire
trembla si fort, que la mémoire en ce moment
me baigne encore le corps de sueur.
La terre en larmes donna un vent
d’où surgit une lumière vermeille,
laquelle vainquit tous mes esprits ;
et je tombai comme celui qui succombe au sommeil.)
C’est dans le chant V
que se lève la « tourmente infernale »
(cf. le paragraphe 210 de L’Inauguration
). Nous sommes au second Cercle, celui où sont
châtiés les luxurieux et
ceux qui sont morts dans l’embrasement d’un amour coupable ; c’est
là
que se situe le magnifique épisode de Paolo et
Francesca,
les deux ombres embrassées, sans cesse emportées et
froissées par un
vent violent qui est l’image même de l’ouragan passionnel qui les
a
possédés de leur vivant :
La bufera infernal, che mai non
resta,
mena li spirti con la sua rapina ;
voltando e percotendo li molesta.
(…)
E come i gru van cantando lor lai,
faccendo in aere di sé lunga riga,
così vid’io venir, traendo guai,
ombre portate da la detta briga;
(…)
I’ cominciai : « Poeta, volontieri
parlerei a quei due che ‘nsieme vanno,
e paion sì al vento esser leggeri. »
(…)
Si tosto come il vento a noi li piega,
mossi la voce : « O anime affanate,
venite a noi parlar, s’altri nol niega ! »
(La tourmente infernale, qui n’a
pas de repos,
mène les ombres avec sa rage ;
et les tourne et les heurte et les harcèle.
(…)
Et comme les grues vont chantant leurs complaintes,
en formant dans l’air une longue ligne,
ainsi je vis venir, poussant des cris,
les ombres portées par ce grand vent ;
(…)
Je commençai : « Poète, volontiers
je parlerais à ces deux-ci qui vont ensemble,
et qui semblent si légers dans le vent. »
(…)
Dès que le vent vers nous les plie,
je leur parlai : « O âmes tourmentées,
venez nous parler, si nul ne vous le défend. »)
Dans le chant
XII du Purgatoire, le vent apparaît de façon
métaphorique comme l’obstacle au salut causé par les
tentations :
O gente umana, per volar
sù nata,
perché a poco vento così cadi ?
(Ô race humaine,
née pour voler au ciel,
pourquoi tombes-tu ainsi au moindre vent ?)
Enfin, au sommet du mont du
Purgatoire (là où Dante situe le Paradis terrestre),
le vent n’est plus qu’un souffle très doux sur le visage du
poète (chant
XXVIII) :
Un’aura dolce, senza mutamento
avere in sé, mi feria per la fronte
non di più colpo che soave vento ;
per cui le fronde, tremolando, pronte
tutte quante piegavano a la parte
u’ la prim’ombra gitta il santo monte ;
non però dal loro esser dritto sparte
tanto, che li augelletti per le cime
Lasciasser d’operare ogne lor arte ;
ma con piena letizia l’ore prime,
cantando, ricevieno intra le foglie,
che tenevan bordone a le sue rime,
tal qual di ramo in ramo si raccoglie
per la pineta in su ‘l lito di Chiassi,
quand’ Eolo scilocco fuor discioglie.
(Un léger souffle, sans
changement,
glissait à travers mon visage,
sans me frapper plus qu’un vent très doux.
Les feuilles, tremblant, dociles,
se pliaient toutes de ce côté
où le saint mont jette sa première ombre ;
mais elles restaient cependant assez droites
pour que les oiseaux sur leurs cimes
continuent à pratiquer leur art :
ils accueillaient en chantant dans les feuilles
d’une joie pleine, les premières heures,
qui tenaient le bourdon à leurs rimes.
Ainsi passe un son de branche en branche
au rivage de Chiassi, par la pinède,
quand Eole délivre le sirocco.)
La Sibylle
Il est aussi question du vent dans
le chant
XXXIII du Paradis (situé au-delà du
neuvième ciel, dans l’Empyrée)
mais c’est à travers l’évocation de la Sibylle de Cumes
et de ses
oracles que dispersent les zéphyrs indiscrets, en
référence au troisième
chant de l'Enéide (443-452). Il s’agit là de l’un des
plus beaux tercets de la Commedia ;
il évoque l’impuissance du langage à rendre compte de la
vision
ineffable de l’Essence infinie, qui conduit à l’extase finale,
à
l’immersion totale dans le flot de l’Amour « qui
meut le soleil et les autres étoiles » :
Così la neve al sol si
disigilla ;
così al vento ne le foglie levi
si perdea la sentenza di Sibilla.
(Ainsi la neige au soleil se
descelle ;
ainsi au vent dans les feuilles légères
s’allait perdant l’oracle de Sibylle.)
(traduction d’André
Pézard)
La Sibylle est
évoquée à plusieurs reprises dans L’Inauguration
(l’un des onze styles (le onzième) est même
qualifié de « sibyllin ») ;
elle est fréquemment associée aux personnages
féminins du roman : la
Comtesse (J., L., M., Suzanna, Ermengarde, Marie-Sibylle) et surtout la
sœur de R. (la Sibylle, la voyageuse, Sibylla). C’est elle que l’auteur
et R. emmènent dîner à Tivoli, dans un restaurant
situé à proximité du temple rond
de la Sibylle.
L’auteur (le narrateur) est très attaché à ce lieu
qu’il fréquente
depuis son enfance et c’est peut-être la raison pour laquelle il
est
présenté dans la liste des « dramatis
personae » comme « l’habitué de
la Sibylle ».
« Ce peu profond
ruisseau »
Cette expression est l’un des
leitmotive de L’Inauguration ; au-delà de la
résonance mallarméenne (« Un peu profond
ruisseau calomnié la mort »), elle évoque pour
le
lecteur de Dante le « ruscelletto » (petit
ruisseau) qui désigne le
Léthé dans le chant
XXXIV de l’Enfer. L’eau du Léthé procure
l’oubli des fautes terrestres (dans le chant XXVIII du Purgatoire,
le mot qui le désigne est « fiumicello »,
et il est associé à l’Eunoé,
le fleuve qui donne « la mémoire du
bien »). C’est le lit de ce « petit
ruisseau » qu’empruntent Dante et Virgile pour sortir de
l’Enfer et
remonter au jour :
Luogo è là
giù da Belzebù remoto
tanto quanto la tomba si distende,
che non per vista, ma per suono è noto
d’un ruscelletto che quivi discende
per la buca d’un sasso, ch’elli ha roso,
col corso ch’elli avvolge, e poco pende.
Lo duca e io per quel cammino ascoso
intrammo a ritornar nel chiaro mondo ;
e senza cura aver d’alcun riposo,
salimmo sù, el primo e io secondo,
tanto ch’i vidi de le cose belle
che porta il ciel, per un pertugio tondo.
E quindi uscimmo a riveder
le stelle.
(Il est un lieu là-bas,
loin de Belzébuth,
aussi long que s’étend cette grotte,
qu’on reconnaît non par la vue mais par le son
d’un petit ruisseau qui descend par là
par le trou d’un rocher, qu’il a rongé
dans son cours qu’il déroule, en pente douce.
Mon guide et moi par ce chemin caché
nous entrâmes, pour revenir au monde clair ;
et sans nous soucier de prendre aucun repos,
nous montâmes, lui premier, moi second,
tant qu’enfin je vis les choses belles
que le ciel porte, par un pertuis rond.
Et par là nous sortîmes, à revoir les
étoiles.)