Dante et L'Inauguration de la salle des Vents

par Emmanuel Fontana
  18 mars 2007

Texte original recopié du Site des Lecteurs de Renaud Camus.


Ed ecco si leva e scompare
Il vento: ecco torna dal mare
Ed ecco sentiamo ansimare
Il cuore che ci amò di più !

Dino Campana Canti Orfici Il Canto della tenebra


On pense beaucoup à Dante en lisant L’Inauguration de la salle des Vents ; la Divine Comédie est bien sûr systématiquement évoquée dans les paragraphes traitant du sixième thème (consacré à l’œuvre de Jean-Paul Marcheschi, la carte des Vents), mais les échos du poème de Dante sont nombreux dans l’ensemble de l’œuvre. Le but de cet article est de suggérer quelques pistes qui intéresseront peut-être les lecteurs de ce roman magnifique de Renaud Camus.

La Chute

Le thème est évidemment central dans L'Inauguration : chute de X d’un balcon du château (huitième thème), le chien Hapax tombé en catalepsie (septième thème), la chute du Soleil au solstice d’été, mais aussi le kouros tombé à Naxos (un des éléments du deuxième thème). Dans le poème de Dante, la forme de l’Enfer est creusée par la chute de Lucifer, l’ange rebelle qui tombe des cieux et va se ficher tout en bas, au centre de la terre (cf. Inferno, canto XXXIV : « Da questa parte cadde giù dal cielo » (C’est de ce côté qu’il tomba du ciel ; toutes les citations en français reprennent la traduction de Jacqueline Risset)). Dans les premiers chants de l’Enfer, Dante chute à plusieurs reprises, sous l’effet de la peur (Inf, III : « e caddi come l’uom cui sonno piglia » (et je tombai comme celui qui succombe au sommeil )) ou de l’émotion (Inf, V : le poète ici est submergé par la force de l’amour de Paolo et Francesca ; seul l’évanouissement peut mettre fin à l’émotion qui s’empare de lui : « io venni men cosi com’io morisse. / E caddi come corpo morto cade » (je m’évanouis comme si je mourais ; / et je tombai comme tombe un corps mort)).

Dans son voyage dans l’au-delà, Dante est sans cesse encombré de son corps, un corps qui pèse, qui fait de l’ombre, qui respire, perpétuel étonnement pour les ombres qu’il croise. Comme le montre magistralement Jacqueline Risset dans son essai Dante écrivain, « cette présence d’un corps lourd et opaque est source de trouble, d’impuissance, de fatigue » ; elle conduit au « smarrimento » (la confusion, l’égarement, le désarroi) et à la nécessité de la présence rassurante d’un guide (Virgile). Cet égarement, cette maladresse, ce « smarrimento », il me semble qu’on les retrouve parfois chez le narrateur de L'Inauguration, et plus particulièrement dans les paragraphes qui utilisent le quatrième style, « sans ponctuation ». On a l’impression dans ces longs passages que le narrateur est débordé par une émotion qu’il ne parvient plus à contrôler (« les mots me faillent »), qui le suffoque, le déborde, et qui s’exprime par des fragments de phrases, des répétitions incantatoires, des mots tronqués (le paragraphe 92, « embrasement général », est particulièrement remarquable par son intensité et son extraordinaire pouvoir d’évocation ; tous les thèmes s’y rejoignent de façon magistrale dans la lumière rougeoyante du solstice d’été).

On peut également penser que la nécessité de contrôler et de canaliser l’émotion et le trouble est l’une des raisons du choix d’une structure rigoureuse et contraignante (dans La Divine Comédie : un prologue puis trois parties, chacune étant composée de trente-trois chants, construits en une suite de tercets en tierce rime ; dans L'Inauguration : douze lignes de récit, onze styles, 12 fois 11, puis 11 fois 12 : 264 paragraphes). On remarquera que la structure de L'Inauguration est circulaire, sans début ni fin, et l’on sait d’autre part l’importance des cercles dans le poème de Dante (Jacqueline Risset remarque avec pertinence que c’est à Lucques, « dans cette ville vivante et toute formée de cercles concentriques » que Dante a composé les trente-quatre chants de l’Enfer).

Les Vents

On trouvera ici quelques éléments de réponse à la question posée dans le paragraphe 138 de L'Inauguration : « Les Vents sont-ils eux-mêmes une référence à Dante, et si tel est bien le cas, quels sont exactement les vers, ou les passages, qui jouent en l’occurrence un rôle déterminant ? »

C’est dans l’Enfer, et plus précisément dans les premiers chants, que le vent est le plus présent. On remarquera aussi que la présence du vent est souvent liée dans l’Enfer aux moments de trouble, de « smarrimento » éprouvés par Dante. Dans le chant III, au moment où il faut traverser l’onde noire de l’Achéron, il se produit un tremblement de terre accompagné d’un éclair et d’un vent si violent que Dante va perdre connaissance :
Finito questo, la buia campagna
tremò si forte, che de lo spavento
la mente di sudore ancor mi bagna.
La terra lagrimosa diede vento,
che balenò una luce vermiglia
a qual mi vinse ciascun sentimento ;
e caddi come l’uom cui sonno piglia
(Quand il eut achevé, la campagne noire
trembla si fort, que la mémoire en ce moment
me baigne encore le corps de sueur.
La terre en larmes donna un vent
d’où surgit une lumière vermeille,
laquelle vainquit tous mes esprits ;
et je tombai comme celui qui succombe au sommeil.)
C’est dans le chant V que se lève la « tourmente infernale » (cf. le paragraphe 210 de L’Inauguration ). Nous sommes au second Cercle, celui où sont châtiés les luxurieux et ceux qui sont morts dans l’embrasement d’un amour coupable ; c’est là que se situe le magnifique épisode de Paolo et Francesca, les deux ombres embrassées, sans cesse emportées et froissées par un vent violent qui est l’image même de l’ouragan passionnel qui les a possédés de leur vivant :
La bufera infernal, che mai non resta,
mena li spirti con la sua rapina ;
voltando e percotendo li molesta.
(…)
E come i gru van cantando lor lai,
faccendo in aere di sé lunga riga,
così vid’io venir, traendo guai,
ombre portate da la detta briga;
(…)
I’ cominciai : « Poeta, volontieri
parlerei a quei due che ‘nsieme vanno,
e paion sì al vento esser leggeri. »
(…)
Si tosto come il vento a noi li piega,
mossi la voce : « O anime affanate,
venite a noi parlar, s’altri nol niega ! »
(La tourmente infernale, qui n’a pas de repos,
mène les ombres avec sa rage ;
et les tourne et les heurte et les harcèle.
(…)
Et comme les grues vont chantant leurs complaintes,
en formant dans l’air une longue ligne,
ainsi je vis venir, poussant des cris,
les ombres portées par ce grand vent ;
(…)
Je commençai : « Poète, volontiers
je parlerais à ces deux-ci qui vont ensemble,
et qui semblent si légers dans le vent. »
(…)
Dès que le vent vers nous les plie,
je leur parlai : « O âmes tourmentées,
venez nous parler, si nul ne vous le défend. »)
Dans le chant XII du Purgatoire, le vent apparaît de façon métaphorique comme l’obstacle au salut causé par les tentations :
O gente umana, per volar sù nata,
perché a poco vento così cadi ?
(Ô race humaine, née pour voler au ciel,
pourquoi tombes-tu ainsi au moindre vent ?)
Enfin, au sommet du mont du Purgatoire (là où Dante situe le Paradis terrestre), le vent n’est plus qu’un souffle très doux sur le visage du poète (chant XXVIII) :
Un’aura dolce, senza mutamento
avere in sé, mi feria per la fronte
non di più colpo che soave vento ;
per cui le fronde, tremolando, pronte
tutte quante piegavano a la parte
u’ la prim’ombra gitta il santo monte ;
non però dal loro esser dritto sparte
tanto, che li augelletti per le cime
Lasciasser d’operare ogne lor arte ;
ma con piena letizia l’ore prime,
cantando, ricevieno intra le foglie,
che tenevan bordone a le sue rime,
tal qual di ramo in ramo si raccoglie
per la pineta in su ‘l lito di Chiassi,
quand’ Eolo scilocco fuor discioglie.
(Un léger souffle, sans changement,
glissait à travers mon visage,
sans me frapper plus qu’un vent très doux.
Les feuilles, tremblant, dociles,
se pliaient toutes de ce côté
où le saint mont jette sa première ombre ;
mais elles restaient cependant assez droites
pour que les oiseaux sur leurs cimes
continuent à pratiquer leur art :
ils accueillaient en chantant dans les feuilles
d’une joie pleine, les premières heures,
qui tenaient le bourdon à leurs rimes.
Ainsi passe un son de branche en branche
au rivage de Chiassi, par la pinède,
quand Eole délivre le sirocco.)

La Sibylle

Il est aussi question du vent dans le chant XXXIII du Paradis (situé au-delà du neuvième ciel, dans l’Empyrée) mais c’est à travers l’évocation de la Sibylle de Cumes et de ses oracles que dispersent les zéphyrs indiscrets, en référence au troisième chant de l'Enéide (443-452). Il s’agit là de l’un des plus beaux tercets de la Commedia ; il évoque l’impuissance du langage à rendre compte de la vision ineffable de l’Essence infinie, qui conduit à l’extase finale, à l’immersion totale dans le flot de l’Amour « qui meut le soleil et les autres étoiles » :
Così la neve al sol si disigilla ;
così al vento ne le foglie levi
si perdea la sentenza di Sibilla.
(Ainsi la neige au soleil se descelle ;
ainsi au vent dans les feuilles légères
s’allait perdant l’oracle de Sibylle.)
(traduction d’André Pézard)
La Sibylle est évoquée à plusieurs reprises dans L’Inauguration (l’un des onze styles (le onzième) est même qualifié de « sibyllin ») ; elle est fréquemment associée aux personnages féminins du roman : la Comtesse (J., L., M., Suzanna, Ermengarde, Marie-Sibylle) et surtout la sœur de R. (la Sibylle, la voyageuse, Sibylla). C’est elle que l’auteur et R. emmènent dîner à Tivoli, dans un restaurant situé à proximité du temple rond de la Sibylle. L’auteur (le narrateur) est très attaché à ce lieu qu’il fréquente depuis son enfance et c’est peut-être la raison pour laquelle il est présenté dans la liste des « dramatis personae » comme « l’habitué de la Sibylle ».

« Ce peu profond ruisseau »

Cette expression est l’un des leitmotive de L’Inauguration ; au-delà de la résonance mallarméenne (« Un peu profond ruisseau calomnié la mort »), elle évoque pour le lecteur de Dante le « ruscelletto » (petit ruisseau) qui désigne le Léthé dans le chant XXXIV de l’Enfer. L’eau du Léthé procure l’oubli des fautes terrestres (dans le chant XXVIII du Purgatoire, le mot qui le désigne est « fiumicello », et il est associé à l’Eunoé, le fleuve qui donne « la mémoire du bien »). C’est le lit de ce « petit ruisseau » qu’empruntent Dante et Virgile pour sortir de l’Enfer et remonter au jour :
Luogo è là giù da Belzebù remoto
tanto quanto la tomba si distende,
che non per vista, ma per suono è noto
d’un ruscelletto che quivi discende
per la buca d’un sasso, ch’elli ha roso,
col corso ch’elli avvolge, e poco pende.
Lo duca e io per quel cammino ascoso
intrammo a ritornar nel chiaro mondo ;
e senza cura aver d’alcun riposo,
salimmo sù, el primo e io secondo,
tanto ch’i vidi de le cose belle
che porta il ciel, per un pertugio tondo.
E quindi uscimmo a riveder le stelle.
(Il est un lieu là-bas, loin de Belzébuth,
aussi long que s’étend cette grotte,
qu’on reconnaît non par la vue mais par le son
d’un petit ruisseau qui descend par là
par le trou d’un rocher, qu’il a rongé
dans son cours qu’il déroule, en pente douce.
Mon guide et moi par ce chemin caché
nous entrâmes, pour revenir au monde clair ;
et sans nous soucier de prendre aucun repos,
nous montâmes, lui premier, moi second,
tant qu’enfin je vis les choses belles
que le ciel porte, par un pertuis rond.
Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles.)

Emmanuel Fontana