Forse
la giovinezza è solo questo
perenne amare i sensi e non pentirsi.
Sandro
Penna Croce e delizia
Tricks et Petrolio
Cette digression pasolinienne est
inspirée par un
article de Renzo Paris (écrivain et professeur de
littérature française à l’Université de
Viterbe, Renzo Paris a publié des recueils de poèmes, des
romans et
quelques essais, dont Chroniques françaises,
anthologie de textes d’écrivains français, parmi lesquels
JMG Le Clézio, Tony Duvert et Renaud Camus (un extrait de Tricks)),
publié dans le quotidien italien Liberazione le 4
janvier 2006. Cet article est consacré à la
réédition en collection de poche du roman posthume de Pasolini, Petrolio,
et il se termine par un curieux rapprochement entre l’ouvrage de
Pasolini et Tricks de Renaud Camus :
Era appena morto che in Francia
uno scrittore, Renaud Camus, scrisse un libro intitolato Tricks
sui corpi che aveva amato nelle saune di New York. Quel libro,
curiosamente sembra ispirato da Petrolio. Se si eccettua una
breve prosa che pubblicai nel 1979 nel mio Cronache francesi,
facendola tradurre a Dario
Bellezza,
in Italia non se ne seppe nulla. Non vorrei imbastire un giallo sul
rapporto postumo di Renaud Camus con Pasolini, ma mi ha sempre colpito
che l'immaginazione omosessuale dei due scrittori fosse così
vicina,
che entrambi cercassero amore dove per ovvi motivi non poteva esserci
che cambio di natura e di denaro.
Pasolini venait à peine
de mourir lorsqu’en France, un écrivain, Renaud Camus, publia un
livre intitulé Tricks,
à propos des corps qu’il avait aimés dans les saunas de
New York. Ce livre, curieusement, semble inspiré par Pétrole.
A l’exception d’un court extrait que j’ai repris en 1979 dans mon
ouvrage Chroniques françaises,
après l’avoir fait traduire par Dario Bellezza, le livre ne fut
pas
publié en Italie. Je ne voudrais pas échafauder des
hypothèses
hasardeuses sur le rapport posthume de Renaud Camus avec Pasolini mais
il m’a toujours semblé que l’imaginaire homosexuel des deux
écrivains
était très proche, l’un et l’autre étant à
la recherche d’amour là où,
pour des raisons évidentes, il ne pouvait y avoir qu’un
échange de sexe
et d’argent.
Harpies et Euménides
Un tel rapprochement ne peut que
paraître
incongru aux lecteurs de Renaud Camus, et plus particulièrement
à ceux
qui connaissent et apprécient Tricks, Chroniques
achriennes et Notes achriennes.
L’imaginaire homosexuel de Renaud Camus – pour reprendre l’expression
de Renzo Paris – peut même sembler diamétralement
opposé à celui de
Pasolini. Il y a en effet chez ce dernier un sens de la faute et de la
culpabilité qui le conduit à un masochisme
récurrent dans ses pratiques
sexuelles. On peut citer à ce propos les remarques très
justes de Dominique
Fernandez dans sa préface aux Poèmes de jeunesse
(Poésie / Gallimard) :
Tout en se
professant athée, Pasolini a reçu de sa mère
profondément catholique
une imprégnation religieuse qui va le marquer à jamais.
(…) Certains
voient en Pasolini un homosexuel affranchi, qui a revendiqué sa
différence. Il n’en est rien. Nulle part dans son œuvre, ni dans
ses
livres ni dans ses films, il ne s’est déclaré
ouvertement. Au
contraire, un intense sentiment de culpabilité a continué
de le
gouverner jusqu’à sa mort. Aucune honte chez lui,
assurément ; un
penchant audacieux à la provocation ; mais provoquer, c’est
encore
respecter le pouvoir qui énonce l’interdit. La conscience du
péché, le
défi à la loi parcourent tous ses poèmes et leur
donnent un accent où
la fierté se mêle à la douleur, par une
contradiction inexplicable sans
cette composante chrétienne ou christique. (…) Pendant
vingt-cinq ans,
selon Moravia, de son arrivée à Rome à sa mort, il
est allé draguer à
la gare centrale de Roma Termini, dans le milieu le plus dur, le plus
dangereux des prostitués de la capitale italienne. Pratique
à haut
risque, qui expose à se faire voler, rosser – ou tuer. (…) Ces
diverses
circonstances montrent avec éclat comment Pasolini a besoin de
se punir
des libertés qu’il s’accorde. Au plaisir doit être
mêlé le châtiment.
Pas d’éros moins libre que celui qui a besoin de se rouler dans
les
ordures, pas de volupté moins affranchie de l’interdit que celle
qui
prend pour décor un lugubre environnement de masures et de
détritus.
Dans le Journal romain,
Renaud Camus souligne d’ailleurs à quel point il est
éloigné de cet aspect particulier de l’esthétique
pasolinienne :
J’aime beaucoup
Pasolini mais son « mythe » m’ennuie un peu. Les
petites frappes de
banlieue, les prostitués, les coups, le sang, les coups de
couteau ne
me disent rien qui vaille et ne jouissent à mes yeux d’aucun
prestige,
surtout pas érotique. (Journal romain, page 44)).
La même idée est
exprimée dans un passage des Notes
achriennes (Les Beaux Promenoirs, page 132) :
L’homosexualité
n’a rien à voir avec le mal. Elle n’est pas une provocation.
Elle n’a
aucune raison de se vautrer dans la fange, dans la pisse et dans la
merde pour épater la galerie. Elle doit cesser de ne se
considérer,
éternellement, que par rapport aux avanies dont elle est
l’objet, en
réaction. Elle est agressée, elle se défend :
rien de plus juste. Mais
elle n’est nullement, par essence, une agression. Il faut qu’elle
commence à s’envisager positivement, pour ce qu’elle est. Elle
est,
tout simplement. Elle est du côté du plaisir,
de la joie,
de l’amusement,
de l’affection,
et tant pis, lâchons le mot, de l’amour.
Elle a ses héros et elle a ses saints, qui sont souvent
très ennuyeux.
Elle a ses salauds, ses imbéciles, ses profiteurs et ses petites
pestes. Elle a ses bons
gars, ses
camarades, ses nuits
d'été, ses
fenêtres ouvertes, ses courses, ses
rires, ses voix qui résonnent sous
les voûtes et ses subites
mélancolies.
Dans la préface de Tricks,
Renaud Camus précise d’ailleurs que « ce livre
essaie de dire le sexe, en l’occurrence l’homosexe, comme si
ce combat-là était déjà gagné, et
résolus les problèmes que pose un tel projet :
tranquillement. Ou, pour parler comme Duvert :
innocemment. »
Sur ce point, on le voit, la démarche de Renaud Camus est tout
à fait
différente de celle de Pasolini ; on pourra d’ailleurs s’en
rendre
compte en comparant les scènes sexuelles de Pétrole
(traduit par René de Ceccatty et publié chez Gallimard en
1995) et celles de Tricks.
Dans le chapitre 55 du roman de Pasolini (Le terrain
vague de la via Casilina),
Carlo, un ingénieur issu de la grande bourgeoisie turinoise,
subit,
telle une victime sacrificielle consentante, les
« assauts » d’une
vingtaine de jeunes garçons prolétaires des faubourgs (les
borgate) de Rome.
Dans Tricks,
au contraire, les rencontres sexuelles sont caractérisées
par une
absence totale de brutalité et un désintérêt
pour le thème de la
transgression, si central chez Pasolini. En fait, les relations
sexuelles semblent ici fonder une nouvelle éthique, celle de la
Bienveillance, comme le remarquait Roland Barthes
dans sa préface
:
Alors
qu’ordinairement ce sont des sortes de Harpies qui président au
contrat
érotique, laissant chacun dans une solitude glacée, ici,
c’est la
déesse Eunoïa, l’Euménide, la Bienveillante, qui
accompagne les deux
partenaires (…) Cette déesse a d’ailleurs son
cortège : la Politesse,
l’Obligeance, l’Humour, l’Elan généreux, tel celui qui
saisit le
narrateur (au cours d’un trick américain) et le fait
délirer gentiment sur l’auteur de cette préface.
La disparition des lucioles (ou
« Le divers décroît. »)
Si l’on voulait trouver un
écho pasolinien
à certains thèmes de l’œuvre de Renaud Camus, je pense
qu’il faudrait
plutôt chercher du côté des Ecrits corsaires
ou des Lettres luthériennes,
œuvres dans lesquelles Pasolini déplore le nivellement culturel
dans
l’Italie des années soixante-dix, dû à
l’hégémonie des modèles
petits-bourgeois. Au-delà de la dialectique marxiste, et surtout
gramscienne, qui imprègne la plupart des textes
théoriques de Pasolini,
on peut sans doute trouver des concordances entre les thèmes
abordés
par Pasolini, ses colères, ses craintes et ses nostalgies et les
réflexions de Renaud Camus autour de ce qu’il a appelé la
« dictature
de la petite bourgeoisie ». On peut par exemple citer le
début du
fameux article des lucioles (février 1975), repris dans les Ecrits
corsaires :
Nei primi anni
sessanta, a causa dell'inquinamento dell'aria, e, soprattutto, in
campagna, a causa dell'inquinamento dell'acqua (gli azzurri fiumi e le
rogge trasparenti) sono cominciate a scomparire le lucciole. Il
fenomeno è stato fulmineo e folgorante. Dopo pochi anni le
lucciole non
c'erano più. (Sono ora un ricordo, abbastanza straziante, del
passato :
e un uomo anziano che abbia un tale ricordo, non può riconoscere
nei
nuovi giovani se stesso giovane, e dunque non può più
avere i bei
rimpianti di una volta).
Au début des
années soixante, à cause de la pollution
atmosphérique et, surtout, à
la campagne, à cause de la pollution de l’eau (les fleuves
d’azur et
les canaux limpides), les lucioles ont commencé à
disparaître. Cela a
été un phénomène foudroyant et fulgurant.
Après quelques années, il n’y
avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, elles ne sont plus qu’un souvenir
déchirant du passé : un homme âgé qui a
un tel souvenir ne peut pas
retrouver sa propre jeunesse dans les jeunes d’aujourd’hui, et ne peut
donc même plus éprouver les beaux regrets de ce qui
était autrefois.)
Ce texte sur la disparition des
lucioles n’est pas si éloigné de ce beau passage de Du
sens où Renaud Camus s’interroge sur la disparition de la
nuit :
Déjà, la nuit se
perd. Nous ne pouvons même plus savoir ce qu’elle a
été. Il n’y a plus
en France, sauf en Lozère peut-être, un seul endroit assez
éloigné des
villes et du faisceau de leurs lumières pour que la nuit y soit
encore
ce qu’elle a été dans l’expérience des
poètes et des mystiques, et pour
que les étoiles soient lisibles comme elles l’ont
été pour toutes les
générations avant nous. La Voie lactée a presque
disparu. Dans les
cités où vivent la grande majorité d’entre nous,
on n’a plus aucune
idée de ce que pouvaient être les constellations. Le ciel
est lettre
morte. Dans un monde sans absence, sans écart avec
lui-même,
constamment éclairé, sans frontière, sans
ailleurs, sans étrangèreté,
pareil au même, c’est toute la grande lyrique occidentale, mais
universelle aussi bien, qui s’effondre et dont la haute consolation
perd avec tout référent toute portée. Tout se
passe comme s’il n’y
avait pour l’homme, sur la terre, qu’une quantité constante
d’humanité ; et plus l’homme est nombreux moins il s’en
trouve pour
chacun, moins il a lieu, matière, espace et raison d’être
homme.
« Le divers
décroît. » : cette phrase de Segalen que
Renaud Camus a placé en exergue à Du sens
résume aussi très bien l’idée qui obsédait
Pasolini dans ses derniers
articles : il y déplorait
l’« omologazione », ce conformisme social et
culturel qui ne pouvait faire de lui, grand amoureux de la tradition
italienne et européenne, qu’un étranger dans son propre
pays. C’est ce
sentiment qu’il exprimait de façon lucide et
désespérée dans ce poème
extrait du recueil Poésie en forme de rose :
Io sono
una forza del Passato.
Solo nella tradizione è il mio amore.
Vengo dai ruderi, dalle chiese,
dalle pale d’altare, dai borghi
abbandonati sugli Appennini o le Prealpi,
dove sono vissuti i fratelli.
Giro per la Tuscolana come un pazzo,
per l’Appia
come un cane senza padrone.
O guardo i crepuscoli, le mattine
su Roma, sulla Ciociaria, sul mondo,
come i primi atti della Dopostoria,
cui io assisto, per privilegio d’anagrafe,
dall’orlo estremo di qualche età
sepolta. Mostruoso è chi è nato
dalle viscere di una donna morta.
E io, feto adulto, mi aggiro
più moderno di ogni moderno
a cercare fratelli che non sono più.
Je suis une force du passé
Mon amour ne va qu’à la tradition
Je viens des ruines, des églises, des retables
Des bourgs oubliés des Appenins et des Préalpes
Où ont vécu les Frères
J’erre sur la Tuscolana comme un fou
Sur la Via Appia comme un chien sans maître
Je regarde les crépuscules sur Rome
Sur la Ciociaria et sur le monde
Comme les premiers Actes de l’Après-Histoire
Auxquels j’assiste par privilège d’état-civil
Depuis le bord extrême d’un âge enseveli.
Monstrueux est celui qui est né
Des entrailles d’une femme morte.
Et moi, fœtus adulte, j’erre
Plus moderne que tous les modernes,
A la recherche de frères qui n’existent plus.